21.
Première marche dans le maquis depuis le retour de Paris. Première rencontre au sortir du hameau, le berger et son fils, chacun dans son véhicule. Échange de paroles, sourires. « Alors, on profite ? » Oui, on profite. De la douceur de l’air, de sa tiédeur. De l’éclat jaune or des belles-de-jour en fleurs dans les talus. La mer est grosse encore de sa tempête de la veille. La clarté du ciel m’incite à pousser jusqu’aux Petrelle, esplanade naturelle d’où le regard embrasse le paysage. Je ne me sens disciple de personne. Je me laisse porter par la première sensation de pierre chaude sous le frisson argenté des chênes. Les troncs des arbres grincent. Une page a été tournée qui m’emmène vers d’autres saisons et, au-delà, vers un univers de sensations dont je ne parviens pas à soupçonner la teneur. Mon état d’esprit a changé sans que je puisse vraiment dire en quoi. Le temps de novembre me semble loin derrière. La mer d’un vert pétrole aujourd’hui ne m’apporte pas de réponse sur l’élasticité du temps.
Plein soleil sur Hanging Rock (Australie), pris dans la houle mouvante de la chênaie. Des trouées de lumière filtrent au travers du maquis. Les cris des bergers venus rassembler leurs chèvres roulent d’une pente à l’autre. Seuil. La chasse est fermée depuis quelques jours déjà. Le temps a basculé vers d’autres rives. Absence de sensations propres à ressentir l’absence. Bonheur d’être là, dans la lumière et dans le vent. Tourbillons d’air qui giclent et virevoltent, et m’enveloppent de leur présence invisible et pourtant palpable. Promontoire d’où je domine l’anse de la marine. Turbulences des flots qui s’engouffrent dans le resserrement des roches. Les mugissements du vent enflent dans le labyrinthe de mes oreilles, camouflant provisoirement le grondement des vagues en contrebas. Je savoure ma solitude ― illusoire solitude ― au milieu des pics et de la rocaille. Les pierres oscillent sous mon pied. Mes cheveux volent en tous sens. J’aspire le soleil, sa douceur, les effluves de lumière caressante.
Tu t’allonges sur un rocher plat grêlé de trous. Surtout, ne jamais décider à l’avance de ce que « tu-vas-faire » ni de « jusqu’où-tu-iras ». Suivre ton penchant du moment.
Elle a emporté un roman, offert par son frère à Noël. Retrouvé ce matin au milieu de la pile des ouvrages en attente de lecteur. Elle ne connaît pas l’auteur, son nom ne lui dit rien. Il est corse, pourtant. Sur quelle phrase s’ouvre cet autrefois féminin ?
Elle surveille du coin de l’œil les ondulations des arbres, masses festives mouvantes, signe tangible de la présence du vent.
En exergue, une phrase de Faulkner, en anglais. « Parce que la mémoire, le souvenir était sur le point de s’amorcer et de claquer ». C’est quelque chose comme ça. Le Bruit et la Fureur peut-être. Penser à vérifier, penser à chercher. Pas de table des matières mais des chapitres numérotés en toutes lettres. De un à ? Neuf ! Pas dix, non ! Un à neuf, peut-être à cause de 1959, année de naissance de l’auteur. 1959, n’est-ce pas aussi l’année de naissance de son frère ? À moins que ce ne soit 58. Elle ne sait jamais. Est-ce elle qui bouge ou le rocher grêlé de trous sur lequel elle est allongée ? Une histoire de bibliothèque ancienne à ranger. Un récit autour d’une femme corse, noble et célèbre. Diana Petri. Une discussion houleuse entre mère et fils.
Les bergers lancent leurs hululements à travers la montagne, insensibles à sa présence et à ce qui l’occupe, elle. Ignorants de sa lecture, de sa présence insolite dans le paysage. En est-elle bien sûre ? De là-haut, ils dominent et ils l’ont sans doute vue, allongée sur la roche plate grêlée de toutes parts, ou accroupie derrière un buisson de ciste. « Aou, aou, aië ». Modulations étranges, indistinctes, imprévisibles. Le vent souffle par rafales qui la bousculent et la refroidissent. Elle change de place, abandonne un instant ses feuillets au vent. Les pages claquent comme de petits drapeaux. Elle se cale dans un creux de roche, plus à l’abri. De là, à travers ce trou de rocaille, « il y a une photo à faire ». Le tintement plus clair des sonnailles lui dit que le troupeau se rapproche. Hululements et mélopées des bergers. Le silence existe-t-il vraiment, un silence en soi ? Quel silence au moment de mourir ? Un silence glacial ? De ce même froid que celui qui fige la peau du cadavre que l’on effleure pour la dernière fois.
Des sifflements aigus, de plus en plus intenses et rapprochés, lui font lever la tête. Ils sont là-haut, sur les pentes arrondies de la montagne. Sur l’autre versant de Hanging Rock (Australie). Tout un mouvement de houle lumineuse s’étire à l’aplomb de la montagne. Sur la ligne de crête, une silhouette en ombre chinoise s’affaire au rabattage des bêtes. Sifflements. Variations, hululements. « Aou, aïe, aou ». Sur combien de notes ? Combien de temps pour faire dégringoler le troupeau jusqu’à la route ? Les taches moutonnantes s’échelonnent, lumineuses, sur le vert sombre. Modulations, stridulations. « Ffff, ffff ». La silhouette ombre chinoise a disparu, happée sans doute par un pan de rocaille, invisible de l’endroit où elle se trouve. Elle lit quelques pages encore sur Diana. Son esprit est ailleurs, tourné vers ces pâtres d’un autre temps qui continuent à mener leur vie ancestrale avec leurs bêtes. Elle songe à Virgile, aux Bucoliques dont, enfant, elle récitait des chants entiers. Elle pense à la Méditerranée qui conserve encore des modes de vie antiques, invisibles et insoupçonnables l’été, en pleine période de bains de mer et d’effervescence factice. Elle voit en surimpression du visage tanné et hirsute du berger qui lui livre son bois à dos d’âne, le visage de cet autre pâtre grec, annoncé salle Cortot pour interpréter au piano Images de Claude Debussy. Un Ulysse barbu et noir, qu’elle s’était plu à imaginer tombé des Météores ou droit sorti d’un combat en lointaine Colchide. Un jeune pâtre qui n’avait de pâtre que l’apparence rustique. Mais un faune raffiné qui aurait assimilé au plus profond et au plus juste l’élégance très française de la musique de Debussy. Un pianiste et un virtuose, mais aussi un artiste, capable de sentir la musique de l’intérieur. L’élégance d’un pâtre grec, nommé Styros.
Il serait temps que tu sortes de ta tanière et que tu reprennes la route du village. C’est ce qu’elle se dit tout en rassemblant ses affaires, sac à dos, livre et carnet. Elle saute d’un caillou sur l’autre, en s’agrippant aux branches dégarnies des genêts. Heureusement, la croix n’est pas loin et la bergerie non plus. Elle se dit aussi qu’il lui faut rapporter du bois. Elle sait où s’approvisionner en rondins mais elle ignore s’il en reste encore. Elle grimpe le long d’un talus de terre meuble, recouvert de sciure fraîche. Elle fait sa collecte, emplit son sac à dos à ras bord, le charge sur ses épaules, se laisse glisser dans la sciure et rebondit sur la route. Elle rapporte ses notes de l’après-midi, ses rondins, ses photos. Elle s’arrête et se penche sur le premier hellébore en fleurs. Helleborus corsicus.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ta tanière est sensuelle, Angèle. De cette authentique sensualité qui peuple les rocailles, les chemins hors chemins. Crois-tu qu'il soit toujours nécessaire de reprendre la route du village ?
Pensées amicales.
Rédigé par : johal | 19 septembre 2009 à 16:07
C'est le ciel qui bat doucement contre elle, abandonnée à sa solitude. La roche respire, aussi la montagne et son fouillis d'arbres et de buissons. La mer éclabousse son silence en écartant les mots. C'est encore un bruit de gel à paume le veux-tu. Elle s'offre aux présences frémissantes, douces ondulations dans le remous des chênes-verts et des genêts. Embruns dans le vent tiède venus d'en bas où gîte la mer. Elle sourit dans le trou de la roche y courbe son corps docile. Un son monte aux chèvres lancé. Soudain, il n'y a plus personne sur la roche. Je crois qu'elle s'est envolée...
Rédigé par : Christiane | 19 septembre 2009 à 18:32
C'est vrai, vous avez raison l'une et l'autre. Il m'arrive souvent d'éprouver le désir sensuel, fascinant, de vouloir rejoindre les mouettes et les grands cormorans. Ou de me laisser glisser dans les vagues pour que la mer me roule et ne me lâche plus. Le retour au village ? Mon port d'attache, pour le moment.
Rédigé par : Angèle Paoli | 19 septembre 2009 à 19:34