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24 septembre.
― Six première classe, 149 frs. 10.
― Nous partons à 6 heures du matin pour Reims par le chemin des Ardennes. Nous avons traversé le champ de bataille de Sedan. Le chef de train nous l'a expliqué. La plaine est couverte de petites éminences couvertes de touffes de chanvre qu'on y a semé. Ce sont ses tombes. Dans une petite île de la Meuse, il y a quinze cents chevaux enterrés. La place est marquée par l'épaisseur de l'herbe. Tout ce pays est sombre et a un air indigné.
À l'horizon, on voit sur une hauteur, dans un bois, le château où était logé Guillaume, et sur une colline plus basse, dans un autre bois, le château où Bonaparte est venu signer la capitulation. On distingue des faîtes aigus. Ce château, nous dit le chef de train, se compose de quatre tourelles reliées par des ponts. Je vois en effet les toits pointus des quatre pavillons. Les deux châteaux appartiennent aux deux frères. Ces deux autres frères, Guillaume et Bonaparte, y ont signé une paix qui sera la guerre.
Un peu plus loin, au bord d'une route près de Donchery, nous avons aperçu la maison, une auberge, où Bonaparte a rendu son épée. C'est du moins ce que nous a dit le chef de train. Je crois qu'il se trompe. C'est à cette auberge que Bonaparte a rencontré Bismarck et c'est dans le château qu'il a rendu son épée.
― J'ai revu, sans y entrer, Mézières, que j'avais vue, avec elle*, en 1840, il y a trente ans. Nous l'avons revue ensemble. La pauvre ville a été affreusement bombardée.
― Arrivée à Reims à trois heures. Nous descendons au Lion d'or, sur la place de la cathédrale. C'est là que nous logeâmes en 1840. C'est la quatrième fois que je vois Reims. La première fois, en 1825, je venais d'être nommé, en même temps que Lamartine, le 16 avril, membre de la Légion d'honneur. J'avais été invité au sacre de Charles X par lettre close du roi. J'étais avec Charles Nodier. Cailleux et Alaux le Romain nous accompagnaient. Nous logions chez Salomé, directeur de théâtre et ami de Taylor. Nous campions. Je partageais presque la chambre d'une jolie actrice, Mlle Florville, qui était la maîtresse de Duponchel.
La seconde fois, en 1838, je venais de terminer Ruy Blas, le 11 août ; je voyageais pour me reposer avec elle. Le 28 j'étais à Reims. Je visitais les combles de la cathédrale. J'ai entendu là le canon braqué sur la place annoncer la naissance du comte de Paris.
La troisième fois, en 1840, je reviens vieux dans cette ville qui m'a vu jeune, et au lieu du carrosse de sacre du roi de France, j'y vois la guérite blanche et noire d'un soldat prussien.
Nous avons tous les quatre été voir l'église. C'est toujours la merveille qui m'a ravi il y a cinquante ans. Cependant une restauration froide lui ôte un peu de ce mystère que le temps lui avait donné. Je ne sais quel archevêque idiot a fait remplacer par une grille le mur de l'archevêché où était adossée une charmante construction de la Renaissance, tout près de la façade de la cathédrale. C'était un bijou près d'un colosse. Rien de plus charmant que le contraste. Il a disparu. C'est un des effets de la restauration peu intelligente à laquelle la cathédrale est en proie. Dans l'intérieur, tapisseries magnifiques du quinzième et du seizième siècle. Les vitraux sont ce que je les ai vus, splendides.
― Quand j'ai passé la frontière, j'ai été prévenu que le commissaire de la frontière télégraphiait à Paris mon arrivée.
Victor Hugo, Choses vues, Souvenirs, Journaux, Cahiers, 1870-1885, Éditions Gallimard, Collection folio, 1972, pp. 231-232-233. Édition établie, présentée et annotée par Hubert Juin.
* Le 30 août 1840. Avec Juliette Drouet.
J'adore V. Hugo !!!
Salutations de l'Italie,
Alex
Rédigé par : AleTheElf | 25 septembre 2009 à 21:40