Le
1er septembre 1940 naît à Lillebonne (Seine-Maritime)
Annie Ernaux.
Après
Les Armoires vides, premier roman paru en 1974 et
La Femme gelée, publié en 1981, Annie Ernaux, agrégée de lettres modernes, obtient le prix Renaudot avec
La Place, en 1984. Les romans récents,
Une femme (1988),
Passion simple (1992),
Journal du dehors (1993) continuent d’explorer, dans une écriture volontairement épurée, les ressorts de la passion, éprouvée par la femme mûre. En 2008, Annie Ernaux a publié
Les Années.

Image, G.AdC
PASSION SIMPLE (Extrait)
À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu'attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. J’allais au supermarché, au cinéma, je portais des vêtements au pressing, je lisais, je corrigeais des copies, j’agissais exactement comme avant, mais sans une longue accoutumance de ces actes, cela m’aurait été impossible, sauf au prix d’un effort effrayant. C’est surtout en parlant que j’avais l’impression de vivre sur ma lancée. Les mots et les phrases, le rire même se formaient dans ma bouche sans participation réelle de ma réflexion ou de ma volonté. Je n’ai plus d’ailleurs qu’un souvenir vague de mes activités, des films que j’ai vus, des gens que j’ai rencontrés. L’ensemble de ma conduite était factice. Les seules actions où j’engageais ma volonté, mon désir et quelque chose qui doit être l’intelligence humaine (prévoir, évaluer le pour et le contre, les conséquences) avaient toutes un lien avec cet homme :
lire dans le journal les articles sur son pays (il était étranger)
choisir des toilettes et des maquillages
lui écrire des lettres
changer les draps du lit et mettre des fleurs dans la chambre
noter ce que je ne devais pas oublier de lui dire, la prochaine fois,
qui était susceptible de l’intéresser
acheter du whisky, des fruits, diverses petites nourritures pour la soirée ensemble
imaginer dans quelle pièce nous ferions l’amour à son arrivée.
Dans les conversations, les seuls sujets qui perçaient mon indifférence avaient un rapport avec cet homme, sa fonction, le pays d’où il venait, les endroits où il était allé. La personne en train de me parler ne soupçonnait pas que mon intérêt soudain intense pour ses propos n’était pas dû à sa façon de raconter, et très peu au sujet lui-même, mais au fait qu’un jour, dix ans avant que je le rencontre, A., en mission à La Havane, était peut-être entré justement dans ce night-club, le « Fiorendito » que, stimulée par mon attention, elle me décrivait avec un luxe de détails. De même, en lisant, les phrases qui m’arrêtaient avaient trait aux relations entre un homme et une femme. Il me semblait qu’elles m'apprenaient quelque chose sur A. et donnaient un sens certain à ce que je désirais croire. Ainsi, lire dans Vie et destin de Grossman que « lorsqu’on aime on ferme les yeux en embrassant » me portait à imaginer que A. m’aimait puisqu'il m’embrassait ainsi. Le reste du livre, ensuite, redevenait ce que toute activité a été pour moi pendant une année, un moyen d’user le temps entre deux rencontres.
Annie Ernaux, Passion simple, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1991, pp. 13-14-15.
C'est avec ce roman que j'ai découvert A. Ernaux, grande dame à laquelle je voue depuis un quasi culte littéraire. Très heureuse de la retrouver chez toi Angèle.
Rédigé par : Pascale | 02 septembre 2009 à 12:43
Je n'ai pas lu ce texte, mais un certain nombre d'autres d'Annie Ernaux. Sa plume est à nulle autre pareille. Merci pour ce bel extrait.
Rédigé par : Anne-Sophie | 07 septembre 2009 à 12:33
Une ethnographe de la vie ordinaire. Chez elle, les conversations surprises dans un train de banlieue, les sentiments des uns, des autres, des proches, des inconnus l'alertent au même titre que les usages d'une vie dont rendent compte avec acuité et mélancolie Les Années.
Une écriture qui joue de la concision non par paresse ou effet de style mais parce qu'il importe de dire ces vérités dans un élan éthique, sans bavardage.
Elle donne dans La Vie extérieure, Journal du dehors, La Place, Se perdre, L'Autre Fille, La Honte, Une femme, Les Années une oeuvre qui restera, témoin presque photographique d'un écrivain apte à relayer les mouvements du temps, des comportements, des langages, que les mots restituent avec une justesse qui, parfois, choque tant elle vise nos fragilités.
Rédigé par : philippe leuckx | 10 septembre 2012 à 12:14