Le 8 août 117, Hadrien, fils adoptif de Trajan, accède au pouvoir, le jour même de la mort de l'empereur Trajan. Ce personnage de l'histoire de Rome inspire à Marguerite Yourcenar Mémoires d’Hadrien. Conçu dès 1924, ce roman historique, abandonné à plusieurs reprises puis repris et retravaillé vers l'âge de quarante ans, connaît à sa publication à Paris, en décembre 1951, un immense succès. L'année suivante paraissent les Carnets de notes, dédiés à Grace Frick (1952). Notes dans lesquelles se trouvent consignées les réflexions qui ont accompagné l'élaboration de l'œuvre. Ainsi s'explique-t-elle du choix surprenant de la première personne : « Portrait d'une voix. Si j'ai choisi d'écrire ces Mémoires d'Hadrien à la première personne, c'est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi ».
Contrairement aux ordres reçus, je commençai immédiatement, mais en secret, des pourparlers de paix avec Osroès. Je misais sur le fait que je n'aurais probablement plus de comptes à rendre à l'empereur. Moins de dix jours plus tard, je fus réveillé en pleine nuit par l'arrivée d'un messager : je reconnus aussitôt un homme de confiance de Plotine. Il m’apportait deux missives. L'une, officielle, m'apprenait que Trajan, incapable de supporter le mouvement de la mer, avait débarqué à Sélinonte-en-Cilicie où il gisait gravement malade dans la maison d'un marchand. Une seconde lettre, secrète celle-là, m'annonçait sa mort, que Plotine me promettait de tenir cachée le plus longtemps possible me donnant ainsi l'avantage d'être averti le premier. Je partis sur-le-champ pour Sélinonte, après avoir pris toutes les mesures nécessaires pour m'assurer des garnisons syriennes. À peine en route, un nouveau courrier m'annonça officiellement le décès de l'empereur. Son testament, qui me désignait comme héritier, venait d'être envoyé à Rome en mains sûres. Tout ce qui depuis dix ans avait été fiévreusement rêvé, combiné, discuté ou tu, se réduisait à un message de deux lignes, tracé en grec d'une main ferme par une petite écriture de femme. Attianus, qui m'attendait sur le quai de Sélinonte, fut le premier à me saluer du titre d'empereur. Et c'est ici, dans cet intervalle entre le débarquement du malade et le moment de sa mort, que se place une de ces séries d'événements qu'il me sera toujours impossible de reconstituer, et sur lesquels pourtant s'est édifié mon destin. Ces quelques jours passés par Attianus et les femmes dans cette maison de marchand ont à jamais décidé de ma vie, mais il en sera éternellement d'eux comme il en fut plus tard d'une certaine après-midi sur le Nil, dont je ne saurai non plus jamais rien, précisément parce qu'il m'importerait d'en tout savoir. Le dernier des badauds, à Rome, a son opinion sur ces épisodes de ma vie, mais je suis à leur sujet le moins renseigné des hommes. Mes ennemis ont accusé Plotine d'avoir profité de l'agonie de l'empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. Des calomniateurs plus grossiers encore ont décrit un lit à courtines, la lueur incertaine d'une lampe, le médecin Criton dictant les dernières volontés de Trajan d'une voix qui contrefaisait celle du mort. On a fait valoir que l'ordonnance Phoedime, qui me haïssait, et dont mes amis n'auraient pas pu acheter le silence, succomba fort opportunément d'une fièvre maligne le lendemain du décès de son maître. Il y a dans ces images de violence et d'intrigue je ne sais quoi qui frappe l'imagination populaire, et même la mienne. Il ne me déplairait pas qu'un petit nombre d'honnêtes gens eussent été capables d'aller pour moi jusqu'au crime, ni que le dévouement de l'impératrice l'eût entraînée si loin. Elle savait les dangers qu'une décision non prise faisait courir à l'État ; je l'honore assez pour croire qu'elle eût accepté de commettre une fraude nécessaire, si la sagesse, le sens commun, l'intérêt public, et l'amitié l'y avaient poussée. J'ai tenu entre mes mains depuis lors ce document si violemment contesté par mes adversaires : je ne puis me prononcer pour ou contre l'authenticité de cette dernière dictée d'un malade. Certes, je préfère supposer que Trajan lui-même, faisant avant de mourir le sacrifice de ses préjugés personnels, a de son plein gré laissé l'empire à celui qu'il jugeait somme toute le plus digne. Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m'importait plus que les moyens : l'essentiel est que l'homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu'il méritait de l'exercer. Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles triomphales qui seraient célébrées à Rome. [...] Je rentrai à Antioche, accompagné le long de la route par les acclamations des légions. Un calme extraordinaire s'était emparé de moi : l'ambition, et la crainte, semblaient un cauchemar passé. Quoi qu'il fût arrivé, j'avais toujours été décidé à défendre jusqu'au bout mes chances impériales, mais l'acte d'adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes. Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, in Œuvres romanesques, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, pp. 356-357-358. |
■ Marguerite Yourcenar sur Terres de femmes ▼ → 8 juin 1903 | Naissance de Marguerite Yourcenar → 25 novembre 1968 | Sortie en librairie de L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar → 6 mars 1980 | Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française → [La mer, cet été-là] (extrait d’Un homme obscur) ■ Voir | écouter aussi ▼ → le site Voix d'auteurs ou cliquer ICI |
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Dans un ouvrage réunissant des essais, Le Temps ce grand sculpteur, Gallimard - elle écrit (essai intitulé Jeux de miroirs et feux follets) :
C'est l'histoire [qui vient] après coup à ma rencontre et l'être ou l'incident inventés se révèle[nt] réels", cela la fait rêver sur "l'intensité des poussées obscures qui nous ont dirigés vers un nom, un fait, un personnage plutôt qu'un autre. Nous entrons là dans la forêt sans sentiers", conclut-elle.
et au poète Alexis Curvers, à propos "D'Hadrien à Zénon":
"Nous avons choisi de renoncer à une morale courante faite de préjugés et de payer le prix qu'il faut ce grand luxe et cette grande nécessité : une morale libre. Cette licence nous oblige en quelque sorte à des vertus héroïques (...). Nous sommes responsables, en quelque sorte, d'un idéal de vie et de bonheur qui nous est en ce moment commun avec si peu d'êtres..."
Michèle Goslar introduit, ainsi, par bien de ces phrases superbes (correspondances et livres) un magnifique ouvrage où elle a réuni des méditations de Marguerite Yourcenar, Le Bris des routines, pour voyager avec elle dans son oeuvre et dans ses pensées.
Ainsi, je fais lien entre Les Carnets de marche d'Angèle et Mémoires d'Hadrien de Yourcenar : le devoir d'écrire.
Rédigé par : Christiane | 08 août 2009 à 20:01
Etrange aussi que Marguerite Yourcenar n'ait pu prendre comme axe de son récit, un personnage féminin ! Celui de Plotine, par exemple.
Elle s'en explique dans ses Carnets de notes:
"La vie des femmes est trop limitée, ou trop secrète. Qu'une femme se raconte, et le premier reproche qu'on lui fera est de n'être plus femme. Il est déjà assez difficile de mettre quelque vérité à l'intérieur d'une bouche d'homme".
Et un peu plus loin, comme pour éclairer sous un autre angle ces propos qui peuvent surprendre sous la plume d'une femme et paraître réducteurs :
"Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m'est plus inconnue que celle d'Hadrien. Ma propre existence, si j'avais à l'écrire, serait constituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d'un autre ; j'aurais à m'adresser à des lettres, aux souvenirs d'autrui, pour fixer ces flottantes mémoires.Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d'ombre. S'arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d'Hadrien, coïncident avec ce qu'eussent été ses propres oublis."
Ce qui fascine davantage encore, c'est le point d'ancrage de ce récit. Point d'ancrage qui remonte à l'ébauche de 1934 et se lit dans cette phrase et dans le commentaire qui l'accompagne:
"Je commence à apercevoir le profil de ma mort". Comme un peintre devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche, j'avais enfin trouvé le point de vue du livre."
Rédigé par : Angèle Paoli | 11 août 2009 à 16:23