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PRÉFACE DE JUSTINE
(EXTRAIT)
[…] Justine, premier volume d’une œuvre qui en comprend quatre et qui a pour thème Alexandrie, possède toutes les qualités d’une œuvre symphonique. Durrell connaît intimement la ville dont il nous restitue à chaque page la couleur, le rythme et le délire. Et c’est une Alexandrie que seul un anglais volontairement exilé, né dans l’Himalaya et qui a trouvé sa maturité en Grèce, pouvait ressusciter. La ville ne joue pas ici un simple rôle de décor : c’est une entité vivante, un être quelque peu monstrueux fait de chair, de pierre, de crime, de rêve ou de mythe, si vous voulez. Un portrait « héraldique » comme dirait Durrell.
Dans ce premier volume, il fait chatoyer devant nos yeux une étoffe magique chargée d’allusions sensuelles, une toile d’araignée incrustée de gouttes de rosée qui frissonnent et miroitent dans une atmosphère impalpable. Et au fur et à mesure que l’histoire se déroule, le dessin de la toile se précise et s’ordonne selon ses propres lois internes. La substance de ce dessin ténu et complexe est une prose poétique la plus exigeante, la plus riche, le plus contrôlée et la plus évocatrice qui soit. Et je ne peux m’empêcher d’évoquer d’autres potions enivrantes que les maîtres de la réalité nous ont servies dans le passé, le Gaspard de la nuit de Ravel, par exemple, les silhouettes éblouies de soleil de Seurat, les envolées dans le pur espace de Pythagore, la bien-aimée Bible d’Amiens, la mosquée de Cordoue aujourd’hui profanée…
Les personnages qui peuplent ce roman ont une réalité extraordinaire ; j’ose prédire que le choc qu’ils produiront sur le lecteur européen ne sera rien moins qu’hypnotique. Il y a en eux toute la poussière et le délire du Proche-Orient, et on les accepte implicitement, même si l’on ne s’est jamais trouvé en présence de leurs équivalents. Certains sont aussi ahurissants et déconcertants que les paysages anémiés où ils se meuvent et qui, et c’est encore une des étranges vertus de ce livre, se meuvent aussi à travers eux.
La lecture de ce livre est une aventure qui marque - par sa forme, sa sonorité, sa couleur. Le récit ne progresse pas selon la démarche habituelle du roman ; il miroite et ondule dans la trame flottante de cette matière sacrée si rarement invoquée par le romancier : la lumière. Une lumière surnaturelle saturée de la lie et des réminiscences du passé.
Encore une fois, je pense à Ravel et à Seurat, à Pythagore. Et pour faire bonne mesure, j’ajouterai un soupçon démentiel d’Alexandre le Grand, qui, après tout, fut sublime.
Henry MILLER,
19 juillet 1957.
Henry Miller in Lawrence Durrell, Justine, Buchet-Chastel Corrêa, 1959 ; Le Livre de Poche, 1963, pp. 7-8-9. Traduit de l'anglais par Roger Giroux.
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