ISABELLE EBERHARDT À MARSEILLE
Le 17 juillet 1900, ils avaient marché inconsidérément dans les rues de Marseille. Partis en début d'après-midi, rentrés avec la nuit, Augustin et Isabelle avaient retrouvé les habitudes du temps où ils se rendaient à pied de Vernier à Genève tout en se faisant leurs confidences. Ils étaient allés, côte à côte, jusqu'au quai de la Fraternité et, de là, jusqu'au fort Saint-Nicolas où ils avaient vu « tourner le pont à force de bras d'homme pour laisser passer un voilier grec ». Le capitaine criait: « Vira! Vira! » ; on l'entendait depuis le quai. Puis, ils avaient regardé les petits baigneurs en caleçon « prendre des attitudes ». Heureux enfants, sans souvenirs.
Ils s'étaient dirigés, ensuite, vers les bassins de la Joliette. Là, ils avaient assisté à l'arrivée et au départ des bateaux d'Afrique. Ils avaient vu débarquer de riches passagers. Ils avaient vu les valets de cabine décharger les lourdes malles métalliques. Ils s'étaient laissé porter par les mugissements des navires et la cohue des idiomes. Ils avaient vu embarquer des gens qui paraissaient tout droit sortis de la vitrine d'un marchand de vêtements pour pays chauds. Les hommes étaient en costume de toile et portaient un panama. Ils avaient vu des enfants en haillons se battre pour des oranges tombées du pont d'une balancelle. Ils avaient vu des portefaix aux bras noueux, des hommes à demi nus, le visage noir de suie qui, sur le quai du Lazaret, chargeaient du charbon dans la cale béante des navires. Ils avaient assisté à des disputes violentes aux portes des bars. Ils avaient vu un ivrogne écraser la jambe d'un soldat. Et des agents intervenir.
En passant devant Le Bar Idéal, Isabelle s'y arrêta. C'était un zinc pour navigateurs, de ces lieux où l'on ne s'attend guère à voir surgir une femme, à la voir s'attabler et demander du papier pour écrire. Au Bar Idéal, Isabelle adressa deux « lettres de cœur », l'une à Véra, l'autre à Chouchinka, deux lettres d'adieux. Puis, comme elle ne cessait de vouloir à tous les instants savoir ce qui se passait en elle, Isabelle nota, à son usage personnel: « Je me sens attaché à Véra et à Chouchka par un lien plus puissant qu'avant. »
Edmonde Charles-Roux, Nomade j'étais, Les années africaines d'Isabelle Eberhardt, Éditions Grasset et Fasquelle, 1995 ; Le Livre de Poche, 1997, pp. 273-274.
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) 18 août 1900/Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable ; - (sur Terres de femmes) 27 octobre 1900/Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable. |
Retour au répertoire de juillet 2009
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs
Retour à l' index de mes Topiques
Edmonde Charles-Roux parle avec beaucoup de finesse du destin exceptionnel d'Isabelle Eberhardt. On peut d'ailleurs l'écouter (sur internet) dans ces émissions littéraires où elle l'évoque. Elle s'est attachée à cette femme partie seule à la découverte de l'Algérie, suivant la route des caravanes avec son baluchon,le crayon à la main, écrivant, écrivant toujours. Ce personnage moderne, cette femme novatrice, cette aventurière habillée en homme, cette insoumise, cette exilée, cette immigrée qui aima transgresser et choquer la société européenne de son époque. Cette ambivalence entre le féminin et le masculin emplit de porosité son écriture :
"Etre seul, c'est être libre - et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature."
Et c'est ce travail littéraire qui me retient, plus que sa vie légendaire. Ces sacs contenant ses manuscrits et ses lettres maculés de boue. Sept années de la vie d'une très jeune femme morte à 27 ans dans cette petite maison où l'on retrouva son corps après le débordement de l'oued... Elle n'a jamais d'écrire comme si elle devait témoigner de sa vie, de sa quête.
Ici, Marseille comme un signe, ce port où elle dormit à même le sol, regardant arriver et partir les bateaux pour l'Afrique, ce port qui lui permettait de rencontrer ce frère tant aimé.
Et puis ce dernier paragraphe si riche en introspection : retrouver dans la perte... perdre pour retrouver...
Rédigé par : Christiane | 18 juillet 2009 à 21:36