Lundi 8 juin
C’est le premier jour où je me sente réellement en vacances. Il fait un temps radieux, très frais après l'orage d'hier. Les oiseaux pépient, un matin comme celui de Paul Valéry. Le premier jour aussi où je vais porter l'étoile jaune. Ce sont les deux aspects de la vie actuelle : la fraîcheur, la beauté, la jeunesse de la vie, incarnée par cette matinée limpide ; la barbarie et le mal, représentés par cette étoile jaune. […]
Lundi soir
Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur.
J'ai eu beaucoup de courage toute la journée. J'ai porté la tête haute, et j'ai si bien regardé les gens en face qu'ils détournaient les yeux. Mais c'est dur.
D'ailleurs, la majorité des gens ne regarde pas. Le plus pénible, c’est de rencontrer d'autres gens qui l'ont. Ce matin, je suis partie avec Maman. Deux gosses dans la rue nous ont montrées du doigt en disant: « Hein, T'as vu ? Juif. » Mais le reste s'est passé normalement. Place de la Madeleine, nous avons rencontré M. Simon, qui s’est arrêté et est descendu de bicyclette. J'ai repris toute seule le métro jusqu'à l’Étoile. À l’Étoile, je suis allée à l'Artisanat chercher ma blouse, puis j'ai repris le 92. Un jeune homme et une jeune fille attendaient, j'ai vu la jeune fille me montrer à son compagnon. Puis ils ont parlé.
Instinctivement, j'ai relevé la tête ― en plein soleil ―, j'ai entendu : « C'est écœurant ». Dans l'autobus, il y avait une femme, une maid [domestique] probablement, qui m'avait souri avant de monter et qui s'est retournée plusieurs fois pour sourire ; un monsieur chic me fixait : je ne pouvais pas deviner le sens de ce regard, mais je l'ai regardé fièrement.
Je suis repartie pour la Sorbonne ; dans le métro, encore une femme du peuple m’a souri. Cela a fait jaillir les larmes à mes yeux, je ne sais pourquoi. Au Quartier Latin, il n'y avait pas grand monde. Je n'ai rien eu à faire à la bibliothèque. Jusqu'à quatre heures, j'ai traîné, j'ai rêvé, dans la fraîcheur de la salle, où les stores baissés laissaient pénétrer une lumière ocrée. À quatre heures, J.M. est entré. C'était un soulagement de lui parler. Il s'est assis devant le pupitre et est resté là jusqu'au bout, à bavarder sans rien dire. Il est parti une demi-heure chercher des billets pour le concert de mercredi ; Nicole est arrivée entre-temps.
Quand tout le monde a eu quitté la bibliothèque, j'ai sorti ma veste et je lui ai montré l'étoile. Mais je ne pouvais pas le regarder en face, je l'ai ôtée et j'ai mis le bouquet tricolore qui la fixait à ma boutonnière. Lorsque j'ai levé les yeux, j'ai vu qu'il avait été frappé en plein cœur. Je suis sûre qu'il ne se doutait de rien. Je craignais que toute notre amitié ne fût soudain brisée, amoindrie par cela. Mais après, nous avons marché jusqu'à Sèvres-Babylone, il a été très gentil. Je me demande ce qu'il pensait.
Hélène Berr, Journal, Éditions Tallandier, 2008, pp. 55-57-58. Préface de Patrick Modiano.
le vivre de l'intérieur, dans la couleur que cela donne à la vie ordinaire - terrible
Rédigé par : brigetoun ou brigitte celerier | 09 juin 2009 à 11:34
Comme ce billet me touche profondément à l'égal de mon émotion quand j'ai vu, dans la petite vitrine du mémorial de la Shoah, à Paris, son cahier ouvert, son canif et son crayon. Ce journal est lumineux, une longue - et brève...- plage de pureté, de lucidité, de chagrin et de douceur.
Un regard qui traverse cette nuit humaine, une parole bouleversante, impraticable qui inscrit une aile blessée dans les cendres...
Rédigé par : Christiane | 09 juin 2009 à 18:46