Actes Sud, 2009.
Traduit de l'allemand
par Patrick Charbonneau
et Sibylle Muller.
Image, G.AdC
Premier ouvrage de W.G. Sebald à être entré dans ma bibliothèque, Campo Santo n’a pas tout à fait tenu, dans un premier temps, les promesses que j’en attendais ! Mon attente était pourtant forte. Qu’allais-je donc découvrir de la Corse que j’ignorais ? Le « champ des morts » (Campu Santu) livrera-t-il pour moi une vaste part de ses mystères ? Quel regard cet auteur allemand de haute réputation a-t-il porté sur l’île et sur ses habitants au cours de son voyage ? Ce regard peut-il avoir une influence sur le mien ? En quoi pourra-t-il le modifier ? J’espérais être surprise, dérangée même, dans mes certitudes. Dès l’abord du livre, la déception m’a guettée. La première de couverture sentait son cliché ! La photographie de Jean-Pierre Lescourret, un coucher de soleil sur les Calanche de Piana, ne me faisait pas rêver. J’ai tant de fois vu ce spectacle sur les cartes postales et les dépliants touristiques ! Tant pis. Ne pas m’arrêter aux apparences ! Je suis allée aux textes. Me suis attardée sur les quatre Petites Proses qui composent la première partie de l’ouvrage. L’autre partie, de loin la plus importante, est consacrée à des essais critiques sur des auteurs tels que Peter Handke, Günter Grass, Peter Weiss, Kafka, Nabokov ou encore Bruce Chatwin. J’ai lu ces essais dans le désordre. Vagabondages. Points communs aux deux parties de l’ouvrage, des thèmes de prédilection : destruction, deuil, souvenir. Thèmes omniprésents dans les récits des Petites Proses. Thèmes que j’affectionne et qui nourrissent ma mélancolie. Petites Proses regroupe quatre récits. « Petite excursion à Ajaccio », « Campo Santo », qui donne son titre à l’ensemble des textes regroupés dans cet ouvrage, « Les Alpes dans la mer », « La cour de l’ancienne école ». D’intensité différente, ces récits ont la Corse comme dénominateur commun, beauté foudroyante et mort tout au long du voyage. Nourris de lectures multiples ― du Guide Bleu aux écrits de Dorothy Carrington en passant par le journal de voyage de Flaubert, les descriptions du paysagiste anglais Edward Lear (été 1876), et les écrits topographiques de Melchior Van de Velde, qui affirme dans le Dictionnaire de géographie (édité en 1879 par Vivien de Saint-Martin) n’avoir jamais vu « une plus belle forêt que celle de Bavella, ni en Suisse, ni au Liban, ni en Indonésie » ; ou encore par les récits de Ferdinand Gregorovius (1852) ― ces récits de voyage sont également nourris de témoignages récents ―, depuis les récits de Stephen Wilson sur « les curieuses mœurs corses » jusqu’au témoignage épistolaire final de Mme Séraphine Aquaviva sur le souvenir qu’elle a gardé de l’ancienne école de Porto-Vecchio, exténuée jadis par la malaria. Érudites et passionnantes, les Petites Proses de Sebald relèvent davantage de compilations tirées du passé que d’expériences vécues. Le récit des cérémonies funèbres dont le « caractère très théâtral » revient pour l’essentiel aux voceratrici corses, est emprunté à Stephen Wilson qui les tient lui-même du bandit Muzzarettu, mort en 1952. De même le passage consacré aux chasseurs de rêve, mazzeri ou acciatori, dont Dorothy Carrington1 tient l’existence de son ami Jean Cesari. Témoignages que l’on peut retrouver et lire dans les ouvrages de Dorothy Carrington elle-même. Que reste-t-il aujourd’hui de la crainte de l’esprit de morts ? Quels pouvoirs de fascination la squadra d’Arozza exerce-t-elle encore sur les familles endeuillées ? La plainte funèbre des femmes semble avoir déserté l’île, jusque dans ses régions les plus reculées. Restent les écrits anciens pour témoigner encore des « curieuses mœurs corses ». L’un des rares moments corses dont Sebald témoigne directement dans Campo Santo, c’est celui de la chasse de septembre et de ses rituels obscurs : « Lors de mes excursions à l’intérieur de l’île, j’ai chaque fois eu l’impression que toute la population masculine participait à un rituel de destruction depuis longtemps dépourvu de finalité ». Suit une description inquiétante des chasseurs corses. « Postés le long des routes jusque tout en haut dans la montagne », équipement paramilitaire et gestes menaçants, ces hommes font inévitablement penser aux « milices croates et serbes » sur le pied de guerre. Une vision et un point de vue qui sont aussi les miens. Qu’a vu Sebald du cimetière de Piana, sinon « des dalles déplacées, de la maçonnerie effondrée… des fragments muets d’une ville laissée à l’abandon depuis des années ». Des médaillons sépia, portraits de jeunes filles et de soldats, des ex-voto gravés de « Regrets éternels ». Et des sépultures rangées selon l’appartenance clanique des défunts ― les Ceccaldi avec les Ceccaldi, les Quilichini avec les Quilichini, les Aquaviva avec les Aquaviva… ? Qu’a-t-il rapporté de sa visite de la Casa Bonaparte sinon le souvenir d’objets personnels, camées et autres miniatures, « gravures coloriées représentant les batailles de Friedland, Marengo et Austerlitz… et un arbre généalogique de la famille Bonaparte » ? Des reliques napoléoniennes ! Mais alors, qu’est-ce qui fait de Sebald ce visiteur singulier ? En quoi ses Petites Proses dépassent-elles le simple récit de voyage ? L’émouvant dans Petites Proses vient de ce qu’elles livrent de temps à autre de furtives notations personnelles, comme celle que j’ai relevée dans l’incipit de « Petite excursion à Ajaccio » : « J’essayais de m’imaginer habitant l’une de ces forteresses de pierre, sans autre occupation jusqu’à la fin de mes jours que l’étude du temps passé et du temps qui passe » ; et un peu plus loin : « le fantasme qui venait de naître en moi ― passer quelques dernières années sans la moindre espèce d’obligation ― fut bientôt refoulé par le besoin de remplir l’après-midi d’une manière quelconque… » L’esprit du lieu gagnerait-il peu à peu le promeneur incrédule ? Ou encore, dans le même récit, cette réflexion qui me fait pénétrer à contre-jour et comme par effet de « zoom » dans l’intimité familiale des Bonaparte : « Certes, ni Laetitia ni Charles, au cours des années 1770 et 1780, alors que l’on s’accommodait du nouveau régime, ne rêvèrent que leurs enfants, assis avec eux tous les jours autour de la table de la salle à manger, s’élèveraient un jour au rang des rois et des reines et que justement le plus chamailleur d’entre eux, ce « Ribulione » perpétuellement mêlé à des querelles dans les ruelles du quartier porterait un jours la couronne d’un empire immense, s’étendant sur presque toute l’Europe. » Réflexion émouvante, suivie un peu plus loin de cette vérité qui, relativisant la valeur du propos, la teinte du même coup de sfumato sépia: « Même après coup, nous ne pouvons pas reconnaître ce qui s’est réellement passé alors, et comment on en est arrivé à tel ou tel événement mondial. La science du passé la plus exacte ne s’approche guère plus de la vérité, inaccessible à l’imagination… » Mais le plus étonnant de cette visite, la découverte la plus ahurissante de Sebald, et la plus émouvante pour la lectrice que je suis, c’est la ressemblance frappante des « discrètes messagères du passé » ― caissière et autre dame officiant dans la Casa Bonaparte ―, avec l’Empereur des Français : « Elle avait le même visage rond, les mêmes grands yeux très proéminents, les mêmes cheveux fauves retombant sur son front en mèches triangulaires… » Il y a là, dans ce mimétisme affectif poussé à l’extrême, quelque chose de la vénération, qui bouleverse ! Ce qui frappe également dans le récit dense de « Campo Santo », ce sont les rebondissements inattendus, les digressions qui conduisent l’auteur à resserrer le temps jusqu’à l’enfance et, de là, à élargir à nouveau son champ de vision sur d’autres considérations et interrogations taraudantes englobant le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs. Ainsi les considérations autour des anciennes cérémonies funèbres corses ramènent-elles soudain par analepse jusqu’au cercueil ouvert du grand-père gisant sur des copeaux de bois ― vision qui fait remonter avec elle le souvenir du sentiment de « scandaleuse injustice » que la mort de l’être aimé avait suscité dans le cœur de l’enfant. De ce sentiment obscur, aux contours toujours intacts, Sebald revient à des interrogations plus larges sur la manière actuelle « de prendre congé des défunts », « son côté hâtif et minable, à peine dissimulé ». Quant à « la place que l’on assigne aux morts », elle est « de plus en plus réduite et souvent, à peine quelques années ont-elles passé, elle est résiliée… » Inauguré par une magistrale description de baignade en apesanteur dans la crique de Ficajola, le récit de « Campo Santo » se clôt sur le Memorial Grove, cimetière virtuel récemment instauré sur Internet. Au sentiment voluptueux de lévitation éprouvé au cours de ce sublime après-midi marin se substitue le sentiment décoloré de la perte, perte de mémoire, perte de la conscience de ce que nous sommes. Dilution. Récurrente chez Sebald est la référence à Flaubert. Par deux fois, l’auteur revient à La Légende de saint Julien l’Hospitalier. La première évocation de ce texte figure dans le récit « Les Alpes dans la mer ». La seconde évocation dans l’essai consacré à Bruce Chatwin, « Approche de Bruce Chatwin ». Contrairement à Chatwin pour qui les Trois contes sont au nombre de ses textes de prédilection, Sebald éprouve une sorte de répulsion pour le personnage qui en est le centre. Et un grand effroi pour cette histoire « née de la profonde disposition hystérique de son auteur ». Cette « Légende », que Sebald a l’occasion de lire pour la première fois dans sa petite chambre de l’hôtel de Piana, permet à l’écrivain une longue digression détournée sur la chasse. Sur la passion violente et inextinguible, presque perverse, de ce saint pour cette activité sanguinaire dont seule la « Transfiguration » finale permet le baiser au lépreux. Rien d’aussi extrême, à ma connaissance, ne s’est produit chez les chasseurs corses. Mais la relecture de ce conte de Flaubert à travers le regard de Sebald éclaire de manière inattendue et originale les récits de chasses de nuit, encore en pratique en Corse au XIXe siècle. « Tout l'insondable malheur de la vie » imprègne les récits de Sebald. « Insondable malheur » qui se trouve annoncé d'emblée dès le premier récit de Campo Santo, « Petite excursion à Ajaccio » et résumé dans l'analyse que l'auteur fait d'un tableau appartenant à la collection du Musée Fesch d'Ajaccio. Il s'agit d'une toile du peintre seicentesco Pietro Paolini (1603-1681), qui vécut et travailla à Lucques au XVIIe siècle. Dans ce Double portrait d'une mère et de sa fille, la mère entoure de ses bras son enfant. Au geste protecteur de la mère s'oppose le visage sérieux de l'enfant, cet air de « défi muet » qu'elle présente au spectateur en même temps que la poupée minuscule qu'elle lui tend. Sur la joue vient de sécher une larme. Dans ce tableau où domine l'obscurité qui enveloppe la mère, le rouge brique de la robe de la fillette, le rouge de l'uniforme de soldat de la poupée, contraste avec la « robe couleur de nuit » de la mère. Le spectre de la guerre et du deuil est là, en contrepoint implicite dans cette toile. Qui donne, dès la première page, toute sa tonalité crépusculaire à l'œuvre de Sebald. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
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