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10 mai [1950]
Nelson, mon amour. Je veux vous écrire une lettre d’amour, ce dont je n’abuse pas, non plus que des télégrammes, car je sais que vous ne les aimez pas beaucoup. Mais je n’ai pas oublié quel ange vous avez été l’an dernier quand j’ai désiré aller à Amalfi : « Allons-y pour me faire plaisir. » « Bon, d’accord ! », avez-vous acquiescé, à moitié contrarié mais avec un gentil sourire. Eh bien j’écris pour me faire plaisir. Je vous aime si fort, il faut que je vous le dise. Pourquoi m’interdirais-je un peu de sotte sentimentalité ? Peut-être à cause de la date (10 mai), peut-être à cause du printemps parisien, pareil à ceux d’autrefois, ou de la photo de l’écureuil, peut-être à cause de vos lettres, un peu de folie m’habite, comme parfois dans vos bras par temps orageux, quand je vous aime trop, et que vous dites : « En voilà du propre ! » Oh Nelson, je pleure comme le 10 septembre quand vous avez pris l’avion, est-ce de joie ou de peine, parce que vous vous rapprochez (deux mois, six semaines) ou parce que vous êtes tellement loin ? Ce soir vous dire la force de mon amour paraît essentiel, comme si je devais mourir au matin. Vous pouvez me comprendre, je le sais, bien que soi-disant vous ne perdiez jamais la tête, que vous gardiez soi-disant tête et cœur froids et ordonnés.
Sottise, bêtise, bien sûr de ma part. Vous avez trop de modestie pour découvrir en vous la moindre justification d’un pareil amour, mais il existe. Quand je vous ai déclaré que je vous « respectais », quel ahurissement vous avez manifesté ! C’était vérité, pourtant, ça l’est toujours. La conscience involontaire et soudaine de qui vous êtes me submerge le cœur, ce soir, d’une sauvage marée. Ne me répondez pas que Mme Roosevelt sait qui vous êtes, que votre éditeur, que votre agent le savent, personne sauf moi ne le sait. Car je suis le seul lieu sur la terre où vous êtes authentiquement vous-même ; vous l’ignorez vous aussi, chéri, sinon vous tourneriez insensiblement à l’odieux. Moi je sais, et à jamais. Vous êtes doux à aimer, Nelson, laissez-moi, sottement, vous remercier.
Assez d’absurdités. Pleurer de loin est mauvais. S’il vous plaît, Nelson, essayez de sentir, de connaître l’intensité de mon amour. Je souhaite ardemment vous donner quelque chose qui vous rende heureux, qui vous fasse rire. Je vous veux et je veux que vous le sachiez. Que vous sachiez combien merveilleux et beau vous êtes dans mon cœur, et que ça vous fait plaisir. Vous m’avez donné bonheur et amour, jeunesse et vie. Pour vous remercier suffisamment il me faudrait être heureuse, aimante, belle, jeune et vivante pendant dix mille ans. Et tout ce que je peux faire, c’est pleurer dans ma lointaine chambre, mes bras resteront froids, eux qui ont tant besoin de vous communiquer leur chaleur. Ca va être si long avant que je m’abolisse dans vos bras. Personne ne vous a aimé, ni ne vous aimera comme je vous aime, sachez- le. Oh dieu, en voilà du propre ! Oubliez tout si ça vous offense, c’est sûrement la plus belle lettre que je vous aie jamais écrite. Mon cœur souffre ce soir, il souffre, je ne dormirai pas. Après tout, rien dans ces lignes n’est insultant, n’est-ce pas ?
Nelson, Nelson.
Votre Simone.
Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Éditions Gallimard, 1997. Collection folio, 2008, pp. 568-569. Texte établi, traduit de l’anglais et annoté par Sylvie Le Bon de Beauvoir.
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oui et après,
" A ces dernières lettres Algren ne répond le 19 que par un court billet d'un ton assez déplaisant d'ironie grinçante. Quelque chose a changé."
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http://www.jiwa.fr/track/Alain-Bashung-29388/L-Imprudence-128873/Est-Ce-Aimer-Album-Version-1344366.html
Rédigé par : Alistrid | 11 mai 2009 à 08:41
Si j'avais reçu... une telle lettre... moi qui n'ai fait que l'effleurer au Café Montparnasse. Jean-Paul était là, puis Les Mouches passèrent !
Rédigé par : Sylvaine | 11 mai 2009 à 11:09
Hier, aujourd'hui, demain _____
Hier une fille de jadis, avec les mystères enterrés de clés, le doigt dans la serrure et la goutte qui fait déborder les gaz. Revenante sauvage, sauterelle free-jazz de climax syncopés, cri d'elle des mains surréelles.
Aujourd’hui la même fille maintenant, avec les secrets chuchotés par les mains, la langue pointue oublieuse et le dernier verre de la condamnée. Prêtresse implacable, grande tour à la caverne lubrifiée aux aveux languissants, aux rires étouffés.
Peut-être demain une fille probable avec les grands livres de beautés mentales, les yeux petits dans leur fourreau et le mot qui vient couper l'haleine. Allumette indocile, elle noiera tout dans le carbone : les joues rouges, les grands témoins.
Anne Archet_____
Amicizia
Guidu___
Rédigé par : Guidu | 11 mai 2009 à 17:41
(presque 60 ans plus tard...)
Comment Simone de Beauvoir exprimerait-elle son amour pour Algren aujourd'hui ?
Autre chose : lui écrivait-elle tout ceci en français - quand on sait qu'Algren avait les pires difficultés avec la langue de Molière ) ? Si oui, alors, elle écrivait pour elle surtout, et il n'est pas étonnant qu'un américain de ce temps-là lui ait répondu laconiquement.
De plus, j'ai toujours pensé que dans leur relation, Simone de Beauvoir donnait plus qu'elle ne recevait (émotionnellement parlant).
J'aimerais recevoir ce livre : comment faire, j'habite aux USA ?
Rédigé par : Lise Genz | 16 mai 2009 à 17:10
La correspondance de Simone de Beauvoir avec Nelson Algren a bien été écrite en anglais. La traduction en a été faite par Sylvie Le Bon de Beauvoir. Si nous ne disposons pas de la correspondance de Nelson Algren avec Simone de Beauvoir, c'est que les ayants-droit de N.A. en ont interdit la publication. Sans explication aucune. Pour acheter l'ouvrage ci-dessus, je pense qu'il est possible de le faire sur Amazon. Dans la mesure où je parviens moi-même à acheter des ouvrages américains par la même voie.
Rédigé par : Angèle | 17 mai 2009 à 10:08
C'est un livre que j'ai lu il y a dix ans, au moins. J'avais interprété des extraits de lettre de Simone à Algren. Oui, c'est une histoire étrange, vue par la seule correspondance de Simone, car on ne voit qu'une des faces du miroir amoureux. C'est un amour un peu malheureux, passée l'exaltation des premiers mois, le reste n'est que survivance, mais les lettres sont belles.
Rédigé par : Florence Noël | 09 août 2009 à 13:19