Le
9 avril 1948 naît à Metz
Bernard-Marie Koltès.
Image, G.AdC
Étoile filante de la dramaturgie française, Koltès, décédé le 15 avril 1989 des suites du sida, a la révélation du théâtre en voyant Maria Casarès interpréter le rôle de Médée. La Médée de Sénèque, donnée au Festival d’Avignon en 1967. Dix ans plus tard, au cours de l’été 1977, le public du Festival d’Avignon découvre Bernard-Marie Koltès avec La Nuit juste avant les forêts.
C’est avec ce long monologue d’un « lyrisme sobre », qui ne s’arrête qu’avec le point final, que Koltès signe véritablement son entrée sur la scène française. D’autres textes suivront, de la même densité. Combat de nègre et de chiens (1983), Quai Ouest (1985), Dans la solitude des champs de coton (1986), mis en scène par Patrice Chéreau, Le Retour au désert (1988). Roberto Zucco, pièce créée après sa mort.
EXTRAIT DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
« […] tu te promènes n’importe où, un soir, par hasard, tu vois une fille penchée juste au-dessus de l’eau, tu t’approches par hasard, elle se retourne, te dit : moi mon nom c’est mama, ne me dis pas le tien, tu ne lui dis pas ton nom, tu lui dis : où on va ? elle te dit : où tu voudrais aller ? on reste ici, non ?, alors tu restes ici, jusqu’au petit matin qu’elle s’en aille, toute la nuit je demande : qui tu es ? où tu habites ? qu’est-ce que tu fais ? où tu travailles ? quand est-ce qu’on se revoit ? elle dit, penchée sur la rivière : je ne la quitte jamais, je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et reviens à la rivière, je regarde les péniches, je regarde les écluses, je cherche le fond de l’eau, je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi, je ne peux parler que sur les ponts ou les berges, et je ne peux aimer que là, ailleurs je suis comme morte, tout le jour je m’ennuie, et chaque soir, je reviens près de l’eau, et on ne se quitte plus jusqu’à ce qu’il fasse jour-, alors elle s’est barrée et je l’ai laissée se barrer, sans bouger (le matin, sur les ponts, c’est plein de monde et de flics), jusqu’à midi je suis resté au milieu du pont, ce n’est pas son vrai nom et je ne lui ai pas dit le mien, personne ne saura jamais qui a aimé qui, une nuit, couchés sur le rebord du pont (à midi, c’et plein de bruits et de flics, on ne peut pas rester, sans bouger, en plein milieu d’un pont), alors dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs, pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : mama, mama, mama, et la nuit j’ai attendu en plein milieu du pont, et dès qu’il a fait jour j’ai recommencé les murs, tous les murs, pour que ce ne soit pas possible qu’elle ne tombe pas dessus : reviens sur le pont, reviens une seule fois, reviens une minute pour que je te voie, mama, mama, mama, mama, mama, mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus, j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre, plusieurs fois chaque nuit, il y a trente et un ponts, sans compter les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu, mais merde, elle n’est pas venue, elle ne viendrait plus, mais j’ai continué à écrire sur les murs, et j’ai continué à fouiller tous les ponts, il y a trente et uns ponts, sans compter les canaux, et je ne l’ai plus retrouvée, penchée au-dessus de l’eau...
Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, Les Éditions de Minuit, 1988, pp. 34-35-36-37.
Un jeune homme seul. Sans identité réelle. Peut-être un vagabond, un SDF ainsi que l’on dit désormais. Un adolescent déjà ridé par la vie, l’errance, la drague sans lendemain. Déjà abîmé. Usé par le passé, le présent et même cet avenir, à jamais incertain. Il crie. Il gueule. Il crache de la haine. Sur tout et tous. Il gesticule, bondit et rebondit. Il se bat avec lui-même, se cogne à l’absence des autres. Sa hargne reçoit l’écho du vide : y-a-t-il jamais quelqu’un, la nuit, sur le bord des routes ? Il donne des coups de poing, des coups de gueule.
Il se veut violent, il est terriblement faible. Il déverse de la haine, mais c’est un désarroi qui sort de sa bouche. Un désarroi fiévreux fait d’une seule phrase de soixante-trois pages.
La Nuit juste avant les forêts, le premier texte de Bernard-Marie Koltès.
Nous sommes un soir d'automne 1981 dans l’étroite salle du Petit-Odéon. Cette ivresse nous est jetée au visage par une espèce d’elfe noir tourbillonnant. C’est Richard Fontana. Il a trente ans. Derrière le ring, le maître d’œuvre se nomme Jean-Luc Boutté. Il a trente-cinq ans. Koltès en avait vingt-huit lorsqu’il a écrit ce monologue. Une affaire de génération.
Aujourd’hui, Koltès, Fontana et Boutté sont partis. L’irruption-éruption d’un auteur a somme toute été canalisée. Il repose parmi les contemporains-classiques. Voilà. Juste un souvenir à partager en Terres de femmes.
Rédigé par : Fabian | 10 avril 2009 à 22:08
Comme c'est beau ce cri fleuve de parole qui part du coeur et qui s'enroule dans la solitude de la nuit de l'errance de la quête je ne sais d'où il vient où il va quelle est cette forêt mais pour lui là-haut qui gîte dans les étoiles j'aurais envie d'écrire dis tu la vois maintenant ? de là-haut tu la vois mama ? Tu sais elle a vu les noms écrits partout elle t'a cherché elle t'a appelé mama mais toi tu ne lui avais pas laissé ton nom alors elle a écrit sur les ponts là où tu avais écris partout elle a écrit reviens reviens toi le sans nom reviens où es-tu ? et elle t'a attendu mama elle t'a attendu et puis elle en a eu marre mama alors elle a sauté par dessus le pont... Dis tu la vois maintenant mama ? regarde là-bas juste en dessous du baudrier d'Orion...
Rédigé par : Christiane | 10 avril 2009 à 22:30