Le 13 mars 1888 naît rue Marbeuf, à Paris, Paul Morand. Diplômé en Sciences politiques, Morand mène de pair sa carrière de diplomate et d'homme de lettres. Auteur d'une cinquantaine d'ouvrages, Morand, peintre de la vie moderne, excelle dans la nouvelle. En 1971, Morand publie Venises, « portrait d'un homme dans mille Venises ».
Cette Piazzetta me rappelle quelque chose... Une déconvenue d'autrefois, une mésaventure qui dormait ici, pas réveillée par la mémoire, depuis des années... Je ne l'évoque que parce qu'elle me paraît prendre, après si longtemps, valeur de symbole. Ces chats vénitiens ne se dérangent jamais, eux non plus, n'ayant rien à redouter des voitures ; ce que je reproche aux chats, c'est de ne jamais dire bonjour. Les chats vénitiens ont l'air de faire partie du sol ; ils n'ont pas de collerette ; leur ventre est un biniou dégonflé, dans cette cité sans arbres ils ne savent plus grimper ; ils sont dégoûtés de la vie, car il y a trop de souris, trop de pigeons. Voici l'un d'entre eux, peint à l'extérieur de cette petite maison. Je pense au Tintoret, au Giorgione qui ont commencé leur vie comme peintres de façades... J'y suis... Tant d'années en arrière... Séduisante C... Même de son fantôme je reste dupe ! Qui ne suborne-t-il pas, outre-tombe ? En me ravissant, C... ne corrompait certes pas l'innocence, mais que de fois je l'avais quittée, furieux du désordre où elle laissait mon cœur ; plus furieux encore lorsque son retour suffisait à anéantir tout ressentiment. Comment l'expliquer ? Un port de tête insolent, énigmatiques ses prunelles jaunes comme le cœur de l'agate, défiant, son nez aux narines vibrantes, impétueux ses cheveux, comme un incendie qu'aucun chapeau ne pourrait étouffer. Les siècles se mêlaient en elle, fière comme la Renaissance, frivole comme le baroque. Impériale et revendeuse ; une sibylle et une fillette. Elle voyagea toute sa vie, à l'intérieur même de Venise, logeant une année chez des patriciens, l'autre saison chez les enfileuses de perles ou chez les bateliers de la Giudecca. Elle, qui n'ouvrit jamais un livre, d'où recevait-elle une culture qui était parfois érudition ? Ce n'est pas aujourd'hui que l'on aura la clé de cette belle énigme de chair. Si succulente que sa seule présence était un véritable attentat aux mœurs. Très grande, elle vous examinait de haut, en connaisseuse, jusqu'au fond ; on sentait qu'on aurait beau la mettre sur le dos, comme un crabe, elle vous pincerait encore, qu'elle ne demanderait jamais grâce, se prêtant toujours, ne se donnant jamais. Voilà ce qui me rappelait soudain la petite maison de la Piazzetta, et le chat peint a tempera sur le cartouche. ― Venez ce soir, après dîner... Vous n'entrerez pas par la porte d'eau, c'est trop voyant. Passez par-derrière, le campo est toujours désert. Le soir, l'huis entrebâillé. Le salon vide... Si elle s'était ravisée, C... n'eût pas laissé la maison ouverte ; elle m'attendait, me souhaitait, était fidèle (comme on dit) au rendez-vous. J'allai droit à la chambre à coucher, comme le gourmand à la cuisine. Verrou tiré. ― C..., c'est moi ! Je la sentais derrière cette porte. Je regardai par le trou de la serrure ; une chemise le bouchait. C... aimait faire des niches, je la savais taquine, aussi. Pourquoi me laisser sur ma faim ? L'oreille à l'embrasure, les mains sur le marbre froid du chambranle. Je retiens mon souffle : elles sont deux. Je les entends qui se contentent ; les plaisirs de la porte ; ce lapement, ce n'est pas l'eau qui lèche le seuil de la maison... J'eus droit à toute la gamme, jusqu'au couinement du lapin enlevé par le rapace... Ensuite ce fut le silence, le suspens absolu. Je frappai, espérant qu'il ne s'agissait que d'un lever de rideau, sachant C... plutôt partageuse. Rien. Chaque minute me faisait plus sot, plus seul, plus exclu. Ce soir, à mon grand déçu, la porte ne s'est pas ouverte ; partout l'Industrie l'emporte sur le Labour... Je ne connus jamais ce secret d'un soir. Plus tard, j'entendis parler d'une histoire de famille, entre cousines. Qui avait exigé cette porte close ? C..., par méchanceté ? L'autre, par jalousie, par pudeur, par goût du secret ? Ou était-ce l'Homme, en ma personne, au pilori ? Les deux sont mortes ; elles gémissent ailleurs, accumulant les enfers. Au-dessus de l'entrée de la petite maison, je retrouve le cartouche sur la façade peinte à la détrempe : on y voit un chat, convoitant deux harengs saurs... Paul Morand, Venises [1971], Éditions Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1983, pp. 173-176. Source |
PAUL MORAND Source ■ Paul Morand ▼ → 11 juillet 1914 | Lettre de Paul Morand à sa mère → Paul Morand | Baisers ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de l’Académie française) la fiche biographique de Paul Morand → (sur fabula.org) Longévité de Paul Morand, par Patrick Bergeron → (sur Terres de femmes) la Topique Venise dans l'Index de mes Topiques |
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ça me plait. J'ai envie de relire Paul Morand. J'ai des livres de lui, dans ma bibliothèque, en attente de moi. Je fais durer le plaisir... il semble aimer ça, Paul.
Merci Angèle. C'est toujours un plaisir de vous lire. J'interviens peu. Les autres le font mieux que moi. Surtout Christiane, qui se débrouille fort bien.
Merci pour le réconfort.
A. (en perte de vitesse)
Rédigé par : Alistrid | 13 mars 2009 à 19:55
Ce texte est d'une grande finesse, mais voilà... c'est Paul Morand...
En 1967, il écrivait à Jean Denoël ces lignes anxieuses :
"J'aurais tout de même bien aimé savoir ce que je fais sur cette terre, qui j'ai été, qui je suis. Mais je me perds dans la foule, la foule des moi."
Que de contradictions de beauté mais aussi de lâcheté dans cette vie. Son attitude durant la Seconde Guerre mondiale et sa proximité avec le régime de Vichy, les années troubles qui ont suivi... L'exil... Tous ces pays traversés et le poids de l'exil...
Mais aussi Proust qui sonne chez lui cette fameuse nuit en 1915, leur amitié profonde, sa proximité avec des peintres, des musiciens (Rodin, Gounod, Massenet, Camille Claudel...).
Ses livres, magnifiques, ses chroniques brillantes...
Hélène Soutzo qu'il épousera et près de qui il repose à Trieste, cet amour si grand qui l'arrachera à ses amantes éphémères...
Alors ce texte de virtuose je le lis avec un petit pincement au coeur quand je pense au destin de cet homme si complexe, de ce grand écrivain qui ne fut pas un grand homme à une certaine période de sa vie...
J'aurais aimé le lire sans connaître l'auteur et juste me ravir de ces lignes ciselées mais je n'ai pas réussi... Désolée, Angèle, d'être ce soir un éteignoir.
Rédigé par : Christiane | 13 mars 2009 à 19:56
Vous êtes émouvantes toutes les deux, chacune à votre manière ! Alistrid, je suis heureuse de vous lire, après tout ce temps de silence, heureuse de vous voir rebondir ici, derrière la porte et le verrou !
Je ne me sens ni éteinte ni atteinte du tout, Christiane, rassurez-vous ! Je comprends votre réaction. Les hommes ne sont pas toujours à la hauteur de leur talent d'écrivain ! C'est même un cas fort courant ! Moi, cette page me ravit et j'y sens fourmiller mille choses qui m'en évoquent mille autres. Alors, je cède au plaisir de la lecture. Mon péché mignon ! Dominique Desanti s'est bien laissé séduire, elle, par le "séducteur mystifié", autrement impliqué !!
Rédigé par : Angèle Paoli | 13 mars 2009 à 20:24
Ce texte a son miroir inversé : Le Verrou de Fragonard ! Il est très... polisson... et je comprends qu'il vous amuse...
Rédigé par : Christiane | 14 mars 2009 à 08:46
--"Venise, pavé glissant."
Trois mots, et tout est dit. Il avait cela, Morand: l'écriture comme une cravache. L'essai, la nouvelle furent ses armes: quand ça claque et crépite. Il ne fut guère à l'aise dans le roman, forme longue. Saisir Morand ? Regardez ses photos: il ne regarde pas. Saisir, donc, arrêter un instant sa figure d'homme pressé. Figer quelques secondes le passager d'un siècle né d'un puzzle presque irréalisable: l'écrivain prodige, le dandy courtois, le voyageur infatigable, l'homme amoureux, le collabo de Vichy...
Sa Venise dans "Venises", dédale de ruelles étroites qui renaît rose après la pluie, lui sembla une possible demeure du coeur. Venise qui a résisté à tout et qui se noie quand même --"C'est peut-être ce qui pouvait lui arriver de plus beau"; Venise où Proust courait désespérément après sa mère, où Morand courut désespérément après lui-même. Il s'y retrouva parfois: au café Florian, par exemple, assis sous le Chinois ; au creux de la place Saint Marc, aussi, lorsqu'en 1937, les Vénitiens réclamaient la lune contre la politique des néons.
Vers ses dernières années, Morand s'avoua "décharmé de toute la planète, sauf de Venise" et s'en alla quand même rejoindre sa Princesse Soutzo* sous la terre de Trieste, ultime trahison. "J'ai aimé vivre une fois, disait-il. Je n'aimerais pas recommencer."
*Cocteau disait d'elle qu'elle "ressemblait à Minerve qui aurait avalé sa chouette."
Rédigé par : Fabian | 14 mars 2009 à 13:11
Le premier que j'ai lu fut Milady... et le second L'Homme pressé qui me semble-t-il a été porté à l'écran. Et après je suis devenue un peu plus folle... mais la "duchesse" n'est pas encore morte, et le relire en me dépassant serait une bonne alerte pour mes souvenirs.
Rédigé par : Sylvaine V. | 14 mars 2009 à 15:04
Fabian,
vous donnez à entendre une douleur de cet homme dans son "puzzle" éclaté qui conduit à s'interroger sur le mystère intime de toute vie, merci.
Rédigé par : Christiane | 15 mars 2009 à 08:28
Je me suis maintes fois rendu à Venise, mais j’ai renoncé à y faire des photos !
En effet beaucoup d’autres en ont fait de magnifiques … et pas seulement pendant le carnaval, mascarade pour touristes … mais à Venezia, ville pas si endormie que ça …
Vous en jugerez vous même en admirant la collection de:
La Gondola, Circolo Fotografico Venezia
Amicizia
Guidu____
Rédigé par : Guidu | 15 mars 2009 à 11:45
Merci, Guidu, de cette promenade humble dans la beauté des créations des autres. Quelle photo auriez-vous aimé saisir à Venise ? Un mur, un visage, un reflet, un silence, des mythes ?
Rédigé par : Christiane | 15 mars 2009 à 12:26