DE L’INTÉGRALITÉ DE LA PRINCESSE DE CLÈVES
DEVANT LE PANTHÉON,
SUR L'INITIATIVE D'ÉTUDIANTS et D'ENSEIGNANTS-CHERCHEURS
de PARIS 3 ET D'AILLEURS.
Voir l’information publiée par fabula et le billet de Pierre Assouline. J'ai noté cette excellente citation d'un commentateur :
("Un roi illettré est comme un âne couronné" *).
Entièrement solidaire de cette lecture, Terres de femmes met en ligne (ci-dessous) un extrait de la Quatrième partie de La Princesse de Clèves. Une autre lecture-marathon aura lieu mercredi à Aix-en-Provence.
* Citation extraite de Politicratus, ouvrage de Jean de Salisbury (deuxième moitié du XIIe siècle).
SITÔT QU’IL FUT DANS CE JARDIN…
« Sitôt qu’il fut dans ce jardin, il n’eut pas de peine à démêler où était Mme de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui Mme de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M.de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.
On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.
Ce prince était aussi tellement hors de lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il pourrait le faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !
Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui pourraient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes. Elle y entra avec tant de trouble qu’elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu’elle se trouvait mal ; et elle le dit aussi pour occuper tous ses gens et pour donner le temps à M. de Nemours de se retirer. »
Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, Quatrième partie, Éditions Gallimard, Collection folio, 1972, pp. 281-282-283.
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Très grande pertinence de cette manifestation et jolie réponse face aux attaques renouvelées contre la culture de ce mauvais... lecteur ! Bravo à Angèle et Yves !
Pour les musiques, si belles, que je ne connais pas toutes, j'aime quand on peut les situer...
PS du Webmestre : pour connaître la source des musiques, cliquer sur deezer.com (en bas du lecteur exportable).
Rédigé par : Christiane | 16 février 2009 à 16:21
...cette princesse m'a toujours inspirée.
Et aussi cette strophe... attribuée à Scarron mais qui est de L'Enéide travestie :
" Tout près de l'ombre d'un rocher,
J'aperçois l'ombre d'un cocher
Qui, tenant l'ombre d'une brosse,
En frottait l'ombre d'un carrosse"
pour la musique trois muses...dans une http://vimeo.com/3115163>performance...
Note du webmestre de TdF : L’Eneide travestita (1633), travestimento de http://www.polybiblio.com/books.fc/000373.html>Giambattista Lalli (1572-1637). Selon certaines sources, ces vers pourraient être des vers de jeunesse (une autre Enéide travestie ?) d'un des frères de Charles Perrault, l'architecte Claude Perrault.
Rédigé par : Sylvaine V. | 16 février 2009 à 18:21
Dans le même esprit, le http://bibliobs.nouvelobs.com/20090121/10082/le-sarkothon-2009>Nouvel Observateur lance en ligne le Sarkothon afin de "redonner le goût de la lecture à l'ennemi personnel de Madame de La Fayette" : la partie ne sera pas facile !
Heureusement qu'on peut encore en rire.
Rédigé par : Cordesse | 16 février 2009 à 18:45
Merci d'avoir participé à la mise en alerte
et d'avoir indiqué ces liens.
Je diffuse largement le http://coordsuprech38.files.wordpress.com/2009/02/sarkozy-princesse-cleves.pdf>document argumenté des universitaires de Grenoble.
Rédigé par : andrée wizem | 16 février 2009 à 19:51
C'est toujours un plaisir que de relire cette belle langue classique, avec tous ses subjonctifs et ses passés antérieurs.
Rédigé par : Feuilly | 16 février 2009 à 22:52
La princesse de Clèves est-elle sympathique ? Qu'a-t-elle préféré à l'amour pour Nemours sinon la passion du moi ? L'amour charnel l'aurait conduite vers lui, l'orgueil l'enferme en elle-même. Elle n'a jamais aimé Nemours, ne savait pas aimer. Elle n'est pas généreuse. Incapable de se donner, elle n'est pas libre, ne l'a jamais été, c'est une perfection froide, rigide. Elle refuse ses désirs, sacrifie l'aventure de la rencontre, du don de soi à l'autre, à une pureté d'iceberg, au néant !!!! Nemours est plus attirant, ce n'est pas un imposteur !
Rédigé par : Christiane | 18 février 2009 à 10:39
Pardonnez-moi, Christiane, mais il me semble que l'on ne peut appréhender exclusivement Madame de Clèves, avec les critères psychologiques qui sont les nôtres, de sympathie ou d'antipathie. Le personnage de Madame de Clèves appartient à un temps et à des codes sociaux qui nous sont devenus totalement étrangers. Elle se situe dans la droite lignée de l'amour courtois. Elle en défend les couleurs à travers les rubans que Nemours portait au moment du tournoi, héritière en cela de Tristan et Iseult dont la passion amoureuse se construit sans cesse à partir d'obstacles. Infligés par le monde extérieur dans lequel ils évoluent, mais aussi par eux-mêmes. Non, Madame de Clèves n'est pas libre. Outre qu'elle est assujettie aux conventions de son époque, elle l'est aussi à l'éducation qu'elle a reçue, de sa mère notamment. On peut prendre pour de la froideur et de l'orgueil ce qui répond au seul souci de ne s'écarter en rien de l'amour qu'elle a promis à Monsieur de Clèves par son mariage. Si elle s'enferme à Coulommiers, c'est pour se tenir à l'écart de la tentation qui la guette de céder à Nemours, tentation symbolisée ici par les cheveux détachés, promesse d'abandon. Il y a de la grandeur d'âme en elle. C'est sans doute cette grandeur d'âme qui la fait aimer de Nemours, habitué, en bon séducteur, à obtenir de ses maîtresses qu'elles lui cèdent sans résistance.
Madame de Clèves est un archétype de la littérature amoureuse. Elle a, après elle, une longue lignée de descendantes, dont les plus célèbres sont Madame de Mortsauf (Balzac, Le Lys dans la vallée) et Madame de Rênal (Stendhal, Le Rouge et le Noir.)
Quant à la présence des subjonctifs dans la prose très travaillée de Madame de La Fayette - et à la concordance des temps que leur emploi impose -, je suis bien d'accord avec Feuilly pour dire que c'est un pur bonheur. La littérature, la grande littérature passe aussi par l'écriture. Et la langue de Madame de La Fayette fait de son roman un chef-d'oeuvre.
Rédigé par : Angèle Paoli | 18 février 2009 à 12:38
Angèle,
ce livre, malgré la beauté de l'écriture, reste pour moi ambigu.
Comment expliquez-vous son refus d'épouser le Duc de Nemours, même après la mort de son mari, alors qu'elle l'aime passionnément et en est aimée ? Encore le moi héroïque et idéaliste, l'amour vertueux des romans précieux du début du XVIIe siècle ? Son désir refoulé devient une puissance de négation. Bien sûr le poids de la société et des conventions (sauver les apparences... ) est là, mais elle est tiraillée par ses contradictions :
"Je pensai hier tout ce que je pense aujourd'hui, et je fais tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m'arracher de la présence de M. de Nemours..."
Et si Madame de La Fayette avait voulu dénoncer cette morale traditionnelle, montrer comme son cadre est vide et relatif ? Son héroïne a adopté sans les remettre en cause les codes ternes, contraignants et étroits de l'aristocratie, étouffant ses instincts, sa liberté, ses passions. La solitude finale, cette retraite morbide est une défaite de l'amour ouvrant au malheur et au désespoir stoïque pour une bien maigre victoire de... l'amour de soi. Pourtant elle a été touchée par le désir et elle a fui... le déshonneur et... la crainte d'être abandonnée.
"Vous seule vous opposez à mon bonheur ; vous seule vous imposez une loi que la vertu et la raison ne sauraient vous imposer" lui dira Nemours et elle répondra :
" Il est vrai que je sacrifie beaucoup à un devoir qui ne subsiste que dans mon imagination. Attendez ce que le temps pourra faire... Ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible s'il n'était soutenu par l'intérêt de mon repos... plus pour l'amour de moi que pour l'amour de vous".
Elle veut néanmoins s'assurer de son amour sans lui appartenir, le hanter, l'obséder... Elle est cruelle et orgueilleuse. Je crois qu'elle ne sait pas aimer, qu'elle ne se risque pas à aimer.
Rédigé par : Christiane | 18 février 2009 à 16:20
Vous brûlez, ma chère Christiane, indéniablement. Et cela me réjouit.
Ce vers quoi vous portent vos interrogations, c’est la question épineuse de la vraisemblance des personnages, celle-là même qui opposa, à l’époque de la publication du roman (Paris, 1678), les Anciens et les Modernes dans une « querelle » aussi importante que celle du Cid. « On est partagé sur ce livre-là, à se manger », écrivait Madame de La Fayette, un mois après la publication de ce roman. Vous avez vous-même, sans le savoir, le même avis que celui d'une femme du monde de l’époque, qui aurait dit de Madame de Clèves qu’elle était « la prude la plus coquette et la coquette la plus prude que l’on eût jamais vue ». Sans entrer dans les arcanes de ce débat, on peut penser et dire que la décision finale de Madame de Clèves de renoncer définitivement à l’amour, relève en effet de sa peur de l’amour. Ou plus précisément de sa peur de le voir évoluer peu à peu dans une forme de tiédeur qui n’aurait plus rien à voir avec la passion présente, entretenue par tant d’obstacles. Elle préfère donc vivre cet amour fantasmatiquement, comme le montre l’extrait choisi. Car Madame de Clèves et derrière elle, Madame de La Fayette, croit que l’amour ne dure qu’aussi longtemps qu’il n’est pas satisfait. Convaincue en cela par le spectacle permanent des mœurs de la Cour. C’est précisément parce que la Princesse aime Nemours d’une passion hors du commun, qu’elle s’inflige de renoncer à lui. L’idée d’une trahison lui est intolérable et davantage encore l’idée que cette trahison lui donnerait raison !
La nouveauté de ce roman, outre le fait non négligeable qu’y est introduite pour la première fois, de manière aussi poussée, l’introspection, est de montrer une héroïne qui ose avouer ses craintes à son amant, qui ose lui prédire que si elle l’épouse, il ne tardera pas à se détourner d’elle et qu’il succombera au plaisir de séduire d’autres femmes. Tous ces aveux, qui déjouent les stratégies conventionnelles de la cour, avaient de quoi remuer les lecteurs (et les lectrices !).
Le choix final de la réclusion hors du monde ressemble à un double renoncement. Renoncement à l’amour humain et aux désordres de la passion, renoncement aux divertissements entretenus par la société aristocratique, à ses valeurs trompeuses d’illusion et de séduction. L’impossibilité de l’amour profane pousse l’héroïne vers la voie de la conversion. Madame de Clèves, après avoir traversé les affres de la passion qui la pousse vers Nemours, fait le choix du repos de l’âme. En cela, elle se rapproche des jansénistes et se détache des penseurs libertins.
Rédigé par : Angèle Paoli | 19 février 2009 à 15:46
Oh, cela devient passionnant : quel partage ! Figurez-vous que relisant ce livre, il m'arrive de musarder dans cette langue tellement agréable, d'y retrouver la nonchalance d'un Rousseau. Ce que vous dites du si secret de l'amour ressemble à un désir de paix si profond, comme si on enlevait les marées de l'amour pour rester dans la jouissance du soleil et de l'eau étale. Peut-être en est-il de même de l'étrangeté de ce que nous appelons amour ? (Que l'on voudrait étreindre dans un temps qui abolisse la succession des choses, se rapprocher de l'éternité, entrer dans la plénitude du bonheur, sans craindre de le voir s'abîmer.)
Donc elle choisirait le renoncement pour rêver son amour... oui, peut-être est-ce une grande idéaliste... Pourtant la réalité de l'autre si elle peut décevoir et blesser est plus vibrante que ce désir d'emmurée vivante. La perfection est ennuyeuse.
Il y a une menace, là, qui est le contraire de l'angélisme annoncé. Pour ne pas entrer dans l'amour, pour ne pas oser l'aveu de l'amour, on peut basculer dans le mal... N'allez pas nous transporter chez la Merteuil, encore que...
Rédigé par : Christiane | 19 février 2009 à 17:08
Ah, la Merteuil ! Si vous me prenez pas les sentiments, là, je ne résiste pas! Je craque pour Madame de Merteuil ! Elle est en effet l'exact opposé de Madame de Clèves ! Et elle a un charme fou! C'est une grande dame. Qui se venge à sa manière des infidélités de son Valmont. Eux aussi jouent au chat et à la souris, avec une subtilité qui laissent le lecteur inaverti sur la rive. Tant pis pour lui ! Mais là encore, l'auteur s'est laissé prendre aux pièges de son époque et pour s'en tirer sans trop de dommages, il a dû faire des concessions. Le choix du moraliste. Il inflige donc à son héroïne la punition suprême: la défigurer en marquant son visage de la petite vérole.
Les auteurs sont-ils toujours aussi libres que nous le croyons ?
Rédigé par : Angèle Paoli | 19 février 2009 à 18:13
Voici qu'un ami (qui nous est commun) m'envoie ce message qui enrichira ce dialogue.
Il écrit avoir été littéralement happé par le style de Madame de La Fayette (plaint, au passage, celui qui n'aime pas ce livre !). Il dit avoir eu la chance de lire d'abord Proust, mesurant ainsi comme il était redevable à cette oeuvre.
Pour lui, ce n'est pas le personnage qui avait besoin de l'inaccomplissement amoureux mais le roman, pour signifier ce que Proust dira plus tard, à savoir que tout est "dans les anneaux d'un beau style". L'inaccomplissement est, à son avis, indissociable de la réussite de l'écriture... corrigeant ainsi le réel.
Rédigé par : Christiane | 19 février 2009 à 18:32
Angèle,
mais Valmont, il aime la Merteuil, leur cruauté c'est l'inverse de leur amour secret, de la peur d'aimer, de céder à leur passion, à l'étreinte, c'est faire ensemble, une jouissance par le mal, une union maudite, un pacte d'alliance qui les isole aussi sûrement que la retraite de la Princesse de Clèves. C'est encore un défi lancé à Dieu, devenir ceux qui décident du sort de l'autre. Il y a une même pureté orgueilleuse chez les deux héroïnes.... Une même chute libre dans l'enfer...
Rédigé par : Christiane | 19 février 2009 à 19:52