Ph. angèlepaoli
Bagdad, le 7 février 1934.
Il pleut depuis hier soir. Le froid semble avoir reculé, et la pluie fait l’effet d’une averse printanière tiède et prolongée. Hier soir, quand j’ai quitté l’ambassade d’Allemagne en voiture pour rentrer chez moi, le chemin était déjà détrempé ; et ce matin, il est hors de question de monter à cheval. Au lieu d’aller à Tell Asmar, je vais rester coincée quelques jours en ville.
En Europe, le temps qu’il fait ne joue pas un rôle très important ; ici, on est encore dépendant de l’eau, de la tempête de poussière, du fleuve, ce qui fait que l’on a un rapport étroit avec la nature. On comprend que les hommes, remplis de crainte et d’espoir, adressent des prières à leurs dieux et que le pouvoir de ceux-ci triomphe toujours de notre volonté. Cela inspire une tout autre forme de patience.
Si nous n’étions pas revenus du sud du pays hier après-midi, juste avant qu’il ne commence à pleuvoir, nous serions probablement, à l’heure qu’il est, embourbés quelque part entre Kut et Ctésiphon. Et que le ciel me préserve d’une seconde nuit à Kut ! Mais l’excursion dans le Sud fut une expérience extraordinaire qui mit en pièces une part de notre orgueil d’Européens.
J’étais revenue vendredi soir de Babylone avec le professeur Jordan. Quel dommage que ces ruines soient devenues si facilement accessibles ! Des foules de promeneurs, munis de leurs paniers pique-nique et papotant en anglais, arpentent Babel et foulent sans le moindre respect le pavage de la voie processionnelle de Nabuchodonosor. Ils sont tout heureux de reconnaître sur l’ancienne porte d’Ishtar ces magnifiques animaux fabuleux à la démarche si noble, modestes cousins des émaux bleus plus tardifs que l’on a vus auparavant au musée de Bagdad ; et le lion que Miss Bell* a placé sur un socle pour qu’on puisse le photographier plus facilement résiste avec patience à l’assaut quotidien des Kodak et des Leica. Mais je suppose que tout cela lui est parfaitement égal : indifférent, il scrute la plaine, tandis que l’homme en dessous de lui se rebelle désespérément et s’agrippe à sa crinière de ses mains grossières — en vain, on le voit bien.
On a dit que le « lion de Babylone » était la preuve que ses créateurs avaient un don naturaliste leur faisant défaut par ailleurs. Mais il s’en faut de beaucoup qu’il soit aussi stimulant et réjouissant que les animaux figurant dans les scènes de chasse égyptiennes de l’époque d’Amarna — il en est tout aussi éloigné que du symbole babylonien et des animaux fantastiques (pour lesquels fantaisie et imagination nous manquent généralement). Je crois qu’il est l’œuvre d’un esprit relativement libre au sein d’un monde de contraintes, d’un grand artiste qui n’a cependant pas pu échapper aux lois fondamentales de l’art religieux de la révélation. Au fil du temps, le lion serait peut-être devenu un symbole ; pour nous, il est d’abord une vision, mais qui va bien au-delà du « naturalisme », et qui est tout juste accessible à notre compréhension.
Annemarie Schwarzenbach, Hiver au Proche-Orient [Tagebuch einer Reise, Rascher Verlag, Zurich, 1934], Éditions Payot & Rivages, 2006 pour la traduction française, pp. 131-132-133. Traduit de l’allemand (Suisse), présenté et annoté par Dominique Laure Miermont.
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* [Note de DLM] Grande voyageuse et archéologue, la Britannique Gertrude Bell (1868-1926), amie des Arabes, joua un rôle important dans la fondation de l’État Irakien. Elle persuada ainsi Winston Churchill en 1921 d’installer l’émir Fayçal sur le trône.
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MAGNIFIQUE PHOTO ! (Qu'en pense Maître Guidu ?)
et destin et écriture de femme qui laissent une sacrée empreinte...
Rédigé par : Christiane | 08 février 2009 à 18:32