Le 19 février 1924, sur l’invitation de Pierre de Monaco, Paul Valéry prononce à Monte-Carlo une conférence intitulée « Situation de Baudelaire ».
Baudelaire est au comble de la gloire. Ce petit volume des Fleurs du Mal, qui ne compte pas trois cents pages, balance dans l’estime des lettrés les œuvres les plus illustres et les plus vastes. Il a été traduit dans la plupart des langues européennes : c’est un fait sur lequel je m’arrêterai un instant, car il est, je crois, sans exemple dans l’histoire des Lettres françaises […] […] Avec Baudelaire, la poésie française sort enfin des frontières de la nation. Elle se fait lire dans le monde ; elle s’impose comme la poésie même de la modernité ; elle engendre l’imitation, elle féconde de nombreux esprits. Des hommes tels que Swinburne, Gabriele D’Annunzio, Stefan George, témoignent magnifiquement de l’influence baudelairienne à l’extérieur. Je puis donc dire que s’il est, parmi nos poètes, des poètes plus grands et plus puissamment doués que Baudelaire, il n’en est point de plus important. A quoi tient cette importance singulière ? Comment un être aussi particulier, aussi éloigné de la moyenne que Baudelaire l’était, a-t-il pu engendrer un mouvement aussi étendu ? Cette grande faveur posthume, cette fécondité spirituelle, cette gloire qui est à son plus haut période, doivent dépendre non seulement de sa valeur propre en tant que poète, mais encore de circonstances exceptionnelles. C’est une circonstance exceptionnelle qu’une intelligence critique associée à la vertu de poésie. Baudelaire doit à cette rare alliance une découverte capitale. Il était né sensuel et précis ; il était d’une sensibilité dont l’exigence le conduisait aux recherches les plus délicates de la forme ; mais ces dons n’eussent fait de lui qu’un émule de Gautier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s’il n’eût, par la curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages d’Edgar Poe un nouveau monde intellectuel. Le démon de la lucidité, le génie de l’analyse, et l’inventeur des combinaisons les plus neuves et les plus séduisantes de la logique avec l’imagination, de la mysticité avec le calcul, le psychologue de l’exception, l’ingénieur littéraire qui approfondit et utilise toutes les ressources de l’art, lui apparaissent dans Edgar Poe et l’émerveillent. Tant de vues originales et de promesses extraordinaires l’ensorcellent. Son talent en est transformé, sa destinée en est magnifiquement changée [...] […] Mais je dois considérer maintenant une seconde circonstance remarquable de la formation de Baudelaire. Au moment qu’il arrive à l’âge d’homme, le romantisme est à son apogée ; une éblouissante génération est en possession de l’empire des Lettres : Lamartine, Hugo, Musset, Vigny sont les maîtres de l’instant. Plaçons-nous dans la situation d’un jeune homme qui arrive en 1840 à l’âge d’écrire. Il est nourri de ceux que son instinct lui commande impérieusement d’abolir. Son existence littéraire qu’ils ont provoquée et alimentée, que leur gloire a excitée, que leurs ouvrages ont déterminée, toutefois, est nécessairement suspendue à la négation, au renversement, au remplacement de ces hommes qui lui semblent remplir tout l’espace de la renommée et lui interdire, l’un, le monde des formes ; l’autre, celui des sentiments ; un autre, le pittoresque ; un autre, la profondeur. Il s’agit de se distinguer à tout prix d’un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque, tous en pleine vigueur. Le problème de Baudelaire pouvait donc, — devait donc, — se poser ainsi : « Être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, — et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’Etat. Dans les domaines de la création, qui sont aussi les domaines de l’orgueil, la nécessité de se distinguer est indivisible de l’existence même. Baudelaire écrit dans son projet de préface aux Fleurs du Mal : « Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique, etc. Je ferai donc autre chose… » Paul Valéry, Situation de Baudelaire in Variété II, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1930, pp. 129-133. |
■ Paul Valéry sur Terres de femmes ▼ → [Rime] → 30 octobre 1871 | Naissance de Paul Valéry → 30 mars 1917 | Publication de La Jeune Parque de Paul Valéry → 23 juin 1927 | Discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française → 20 juillet 1945 | Mort de Paul Valéry ■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) 31 août 1867 | Mort de Charles Baudelaire → la biographie de Paul Valéry sur le site de l’Académie française |
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"Je ferai donc autre chose…" et il a bien fait...
"Chant de l'Idée-Maitresse" (extrait)
"Allons, Debout ! Surgis. Écoute... Éveille-toi, brise tes chaînes, sois. Sors des ombres, des limbes, des parties infinies..."
Paul Valéry, Œuvres, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, p. 357.
Et pouvez-vous me dire où j'ai bien pu lire et enregistrer dans ma mémoire cette épitaphe de Baudelaire : "Ci-gît qui pour avoir trop ou tant aimé les gaupes, est descendu (redescendu) jeune encore dans le royaume des taupes." Merci
PS : pour Sylvie... non j'ai pris mes sources chez vous et à Salem bien entendu !
Rédigé par : Sylvaine V. | 20 février 2009 à 11:59
Chère Angèle,
encore une rude bataille en perspective...
Valéry... Ah, Valéry ! et sa filiation de classicisme d'Edgar Poe à Charles Baudelaire ! Tout maîtriser, tout dominer, diriger, mesurer. Mettre à distance les émotions, la folie. Aller vers la perfection de l'intellect, la clarté, la lucidité, l'esthétique.
Mais Baudelaire, malgré ce désir, est dans la fêlure, la déraison, la mort, le vrai, la stupeur, l'angoisse, le désastre, la nausée. C'est un dandy... rebelle.
Valéry, qu'écrit-il dans son Journal en 1922 ?
"On me prend pour un poète mais je m'en fous, moi de la poésie. Elle ne m'intéresse que par raccroc. C'est par accident que j'ai écrit des vers. Je serais le même si je ne les avais pas écrits."
Aussi je rejoins Y. Bonnefoy, quand il écrit :
"Aimer la perfection parce qu'elle est le seuil, mais la nier sitôt connue, l'oublier morte. L'imperfection est la cîme."
Le poème est un combat, puisse-t-il nous travailler en profondeur et nous conduire au seuil d'innocence...
Rédigé par : Christiane | 20 février 2009 à 18:10