Le 17 février 1921, les représentations de La Ronde (Reigen), d’Arthur Schnitzler (1862-1931), sont interdites à Vienne, au lendemain d'une occupation du théâtre par plusieurs centaines de manifestants. La Ronde était à l'affiche depuis le 1er février 1921. Elle avait été créée au Kleines Schauspielhaus de Berlin le 23 décembre 1920, dans une mise en scène de Hubert Reusch, et avait tourné dans plusieurs grandes villes allemandes (Hambourg, Kiel, Munich, Leipzig,...). Stefan Eggeler (1894-1969), Sans titre, 1911 illustration pour Reigen d'Arthur Schnitzler Fusain et craie, 20 x 27 cm. Source. Jugée licencieuse et décadente, la pièce du dramaturge viennois est accusée d’obscénité et d’atteinte à l’ordre public. Sans doute remet-elle en question, avec trop de lucide cruauté, les déliquescences d'une société viennoise en voie de décomposition ? Mais la réaction du public, elle, porte moins sur le contenu de la pièce, que sur l'auteur lui-même, comme l'attestent les slogans antisémites. Écrite en trois mois, entre fin novembre 1896 et fin février 1897, longtemps méditée par son auteur qui disait cette suite de scènes parfaitement impubliables, finalement publiée à compte d'auteur à deux cents exemplaires en 1900, puis officiellement à Vienne en 1903, La Ronde (le titre d'origine, Liebesreigen, ayant entre-temps été transformé en Reigen, sur les conseils du critique Alfred Kerr) n’est ni une pièce sur l’amour, ni même sur le désir ou l’érotisme. Cette pièce en dix dialogues met pourtant en scène dix couples qui s’affrontent l’un après l’autre, dans des décors chaque fois différents, sur le thème de la séduction amoureuse et du désir sexuel. Le moyen pour Arthur Schnitzler, « au-delà de la farandole des personnages », d’embarquer le spectateur dans « une exploration de la condition humaine ». À partir de variations et combinaisons sur le duo amoureux et sur l’origine sociale des amants, Schnitzler se joue de ce que les hommes veulent cacher et se cacher. Sont pris ainsi dans le tourbillon de La Ronde, La fille et le soldat, Le soldat et la femme de chambre, La femme de chambre et le jeune homme, Le jeune homme et la jeune femme, La jeune femme, le mari, Le mari et la grisette, La grisette et l’homme de lettres, L’homme de lettres et l’actrice, L’actrice et le comte, Le comte et la fille. C’est avec la fille, Léocadie, que l’on entre dans la danse. C’est avec elle que se ferme la ronde. Au centre de cette pièce cynique et grinçante, mais drôle et traitée avec finesse, le couple légitime de la jeune femme et du mari. Cette pièce a inspiré Max Ophuls pour son film La Ronde (1950, avec Gérard Philipe et Simone Signoret). Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli Reigen/La Ronde : Vienne, 16 février 1921 : occupation du théâtre par quelque 600 manifestants. Source : Illustriertes Wiener Extrablatt, 18 février 1921 Collection Gerd K. Schneider. EXTRAIT
V LA JEUNE FEMME ET LE MARI
Il est dix heures et demie
du soir. ― La jeune femme est couchée en train de lire.- Le mari entre, en robe de chambre. LA JEUNE FEMME, LE MARI
LA JEUNE FEMME, sans lever les yeux. Tu ne travailles plus ? LE MARI. Non ! Je suis trop fatigué. Et puis… LA JEUNE FEMME. Et puis ?... LE MARI. Je me suis senti subitement si seul à ma table de travail… J’ai eu envie de toi. LA JEUNE FEMME, levant les yeux. Vraiment ? LE MARI s’assied près d’elle sur le lit. Ne lis pas au lit. Tu t’abîmes les yeux. LA JEUNE FEMME, fermant le livre. Qu’est-ce que tu as donc ? LE MARI. Rien, mon petit… Je t’aime, tout simplement. LA JEUNE FEMME. Ah ? J’en arrive parfois à l’oublier. LE MARI. Il faut l’oublier parfois. LA JEUNE FEMME. Pourquoi cela ? LE MARI. Parce qu’autrement le mariage serait quelque chose d’imparfait. Il… comment dire… Il y perdrait son caractère sacré. LA JEUNE FEMME. Oh !... LE MARI. Crois-moi ... c’est la vérité… Si depuis cinq ans que nous sommes mariés nous n’avions pas oublié de temps en temps que nous sommes amoureux l’un de l’autre, nous ne le serions plus à l’heure qu’il est. LA JEUNE FEMME. C’est trop profond pour moi ! LE MARI. C’est bien simple, cependant ! Nous avons déjà eu, ensemble, une dizaine, une douzaine peut-être de liaisons…Ça ne te fait pas cet effet-là ? LA JEUNE FEMME. Je ne les ai pas comptées. LE MARI. Eh bien, si nous avions savouré goulûment notre première liaison, nous en aurions eu une indigestion ; si, dès le début, je m’étais abandonné corps et âmes, à ma passion pour toi, il nous serait arrivé ce qui arrive à des milliers de couples amoureux… ça serait fini, nous deux ! LA JEUNE FEMME. Ah ! C’est ça que tu voulais dire ? LE MARI. Crois-moi… Emma… dans les premiers jours de notre mariage, j’avais peur que cela n’arrivât. LA JEUNE FEMME. Moi aussi. LE MARI. Tu vois ? Est-ce que je n’ai pas raison ? Voilà pourquoi il faut, parfois, vivre ensemble comme de bons amis. LA JEUNE FEMME. Parfaitement. LE MARI. De cette façon, nous avons le privilège de vivre de temps à autre quelques semaines d’une nouvelle lune de miel, d’autant plus que je veille à ce que ces semaines… LA JEUNE FEMME. …ne deviennent pas des mois. LE MARI. Tu l’as dit. LA JEUNE FEMME. Et je suppose qu’une période de pure amitié est en train de finir ce soir… ? LE MARI, l’attirant à lui, très tendre. Je crois que oui. LA JEUNE FEMME. Mais si, de mon côté… je ne me sentais pas disposée… Arthur Schnitzler, La Ronde. Dix dialogues, Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 1984, pp. 71-74. Traduits par M. Remon, W. Bauer et S. Clauser. |
ARTHUR SCHNITZLER Source ■ Voir aussi ▼ → (sur books.google.com) A Companion to the Works of Arthur Schnitzler, par Dagmar C. G. Lorenz (pour prendre connaissance du contexte historique de la création de La Ronde) → (sur le site de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique) Jacques De Decker, Chemin de ronde autour du Reigen de Schnitzler |
Retour au répertoire de février 2009
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs
Le choix des dialogues... me réjouit... je n'ose, ni n'ai rien à ajouter !!!
Rédigé par : Sylvaine V. | 17 février 2009 à 19:24
Evidemment...
Rédigé par : Mth P | 18 février 2009 à 00:43
Dialogues réjouissants, Sylvaine, en effet. Mais pas seulement ! Je me souviens avoir eu l'intention, une année, de monter la pièce avec des élèves de seconde et de première. Mes collègues m'en ont vivement dissuadée. Je regrette aujourd'hui de n'être pas montée au feu, de n'avoir pas tenté de braver les interdits qui pesaient encore lourdement sur La Ronde! Dans l'Allemagne nazie, ne faisait-elle pas partie des oeuvres représentatives de "l'art dégénéré" ?
=>MTH, je ne sais sur qui, sur quoi faire porter ton adverbe ! Ce qui est évidence pour toi, grande prêtresse apollinienne, ne l'est pas pour moi, qui quémande humblement, de ta parole oraculaire, un petit éclaircissement !
Rédigé par : Angèle Paoli | 18 février 2009 à 12:48
L'adverbe ci-dessus est un mot balise pour signifier un sentiment de déjà vécu, sinon lu... Et cela ne me déplaît pas... Tu sais bien que je ne lis jamais comme je devrais ce que je lis. Je vagabonde toujours comme Alice dans l'envers du miroir. Ce dialogue me plaît car il est vraisemblable et idéal à la fois. Le reste en off. Mais ce sera toujours de la littérature. Le corps se tait quand la vie pense. Pas de tout repos, crois-moi !
Rédigé par : LA CAUSE DES CAUSEUSES | 19 février 2009 à 00:00