Éphéméride culturelle à rebours
Invitée du jour : Marie Fabre
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On range souvent Amelia Rosselli aux côtés de Sylvia Plath, dont elle fut la traductrice italienne, dans la catégorie de la « poésie confessionnelle » féminine. Cette catégorie est pratique, mais un peu facile, puisqu’elle permet, à la faveur de similitudes thématiques et stylistiques certaines, d’éluder au moins deux éléments qui font toute la spécificité d’Amelia Rosselli dans le paysage poétique italien, et au-delà. Ces deux éléments sont intimement liés dans la vie et dans la poésie de Rosselli : ce sont l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et le plurilinguisme. La portée de l’autobiographisme rossellien, les voix, les déchirements et les obsessions qui le traversent, ne peuvent se comprendre qu’à partir de cette histoire, qui est aussi directement celle de la langue du poète. Amelia Rosselli est née le 28 mars 1930, à Paris, de Carlo Rosselli, fondateur avec son frère Nello Rosselli du mouvement antifasciste « Giustizia e Libertà », et d’une mère anglaise, Marion Cave. Carlo Rosselli et son frère avaient été obligés de fuir l’Italie fasciste, continuant en France leur activité politique avant de se joindre aux troupes républicaines pendant la guerre d’Espagne, puis de revenir à Paris, Carlo étant blessé. En 1937, les deux frères sont sauvagement assassinés par les fascistes, laissant Marion Cave et ses deux enfants seuls à Paris. C’est le début d’une longue fuite en avant, dans laquelle se passent l’enfance et l’adolescence d’Amelia Rosselli : la famille se réfugie d’abord en Suisse, puis, chassée par l’arrivée des nazis en France, arrive en Angleterre, et va enfin s’installer aux États-Unis en passant par le Canada. De cette naissance en exil et de cette enfance passée sous les bombardements, dans de continuels déplacements, la poésie de Rosselli garde de nombreuses traces – et sa langue en porte définitivement la marque, divisée entre le français, l’anglais et l’italien. Elle récuse ainsi la définition de Pasolini qui parlait à son sujet de cosmopolitisme : « Est cosmopolite qui choisit de l’être. Nous n’étions pas cosmopolites, nous étions des réfugiés », et se définit comme « fille de la Seconde Guerre mondiale ». Comme le dit justement Alessandro Baldacci, « le plurilinguisme rossellien n’est pas le signe d’une festive vitalité de la langue, ce n’est pas un euphorique jeu babélique » : c’est la marque de la persécution, de l’appartenance perdue, dont la poésie d’Amelia Rosselli gardera toujours la trace, la violence et peut-être surtout le rythme. Traduire une traductrice Le retour d’Amelia en Italie n’advient qu’au début des années 1950, et c’est à ce moment-là que sa passion pour la musique, dont elle possède la pratique et la théorie à un très haut niveau, cède très progressivement le pas à sa seconde passion, la poésie. Elle commence à écrire dans les trois langues, puis livre avec La Libellula, en 1958, son premier long poème composé entièrement en italien. Ses premières tentatives d’écriture dans les trois langues sont marquées par de nombreuses contaminations, glissements d’une langue à l’autre, autotraductions. Mais ce processus de traduction spontanée ne cesse pas avec le passage à l’italien comme langue poétique unique : Rosselli intègre dans le corps de sa Libellula de nombreuses citations, littérales ou altérées, d’auteurs étrangers et italiens qu’elle connaît dans le texte, avec entre autres Lautréamont, Rimbaud, Shakespeare, Montale, Campana, Rilke ou encore Mallarmé. Les Variazioni Belliche, écrites sous le signe de Kafka, comportent elles aussi de nombreuses citations – par exemple un Français reconnaîtra aisément des expressions, des procédés ou des vers entiers empruntés à Rimbaud et retranscrits en italien. Son éducation et ses influences en font déjà un cas particulier en Italie : alors que les poètes italiens sont en dialogue constant avec leur tradition poétique nationale, on sent qu’Amelia Rosselli puise à des sources multiples (poésie anglo-saxonne et française) et que la tradition italienne n’est pas son unique berceau, même si elle l’étudie avec acharnement dès son retour en Italie. Ce rapport de semi-étrangère avec la langue italienne est l’une des grandes originalités de sa poésie, où elle conserve volontairement des fautes de grammaire, des éléments de syntaxe française ou anglaise traduits littéralement, ou encore un grand nombre de néologismes – ce qui la rend parfois si difficile à traduire. Mais plus profondément, c’est toute sa poésie qui est marquée par ce travail de la langue italienne comme quelque chose d’« extérieur » : sa manière de saisir et de réutiliser des expressions idiomatiques, d’en court-circuiter le sens, de rapprocher des mots incongrus sur la base de leur sonorité. Pasolini encore, dans son introduction de 1963 à la poésie de Rosselli (dans Il Menabò), avait parlé de « lapsus » à l’intérieur du texte – mais ces altérations des sonorités, ces glissements de sens sont bien un choix poétique conscient. Ce rapport à la langue fait d’Amelia Rosselli un cas unique dans la poésie italienne, car si la littérature française a été marquée par plusieurs cas d’auteurs étrangers écrivant en français, si bien que Deleuze a pu théoriser cette spécificité avec le « balbutiement » de Ghérasim Luca, Amelia Rosselli est à ma connaissance le seul écrivain à avoir choisi l’italien parmi d’autres langues, et à l’avoir enrichi par cette approche de plurilingue. Variazioni belliche Inédits en français*, les poèmes de Variazioni belliche ont probablement été écrits entre 1958 et 1961 ; ils constituent le premier recueil (169 poèmes) complet de l’auteur en italien. Comme dans deux autres de ses recueils, Serie ospedaliera et Impromptu, le titre met en avant un genre musical qui sera exploité comme modèle durant tout le livre. On a déjà dit qu’Amelia Rosselli avait une grande passion pour la musique (surtout pour la musique contemporaine), passion éclatante dans sa poésie, qu’elle semble travailler visuellement et rythmiquement à la manière d’une partition – par ailleurs il suffit d’entendre un enregistrement d’Amelia Rosselli lisant ses poèmes, ou de faire soi-même l’expérience d’une lecture à voix haute, pour savoir à quel point cette poésie se transforme vite en un chant tantôt entraînant, tantôt discordant. N’oublions pas que juste après ce recueil, l’auteur publie Spazi metrici, un article théorique où elle indique la nouvelle méthode de versification et la technique typographique à partir desquelles elle compose ses poèmes. Variazioni belliche est ainsi construit comme une série de « variations » autour de thèmes, expressions, mots, motifs rythmiques qui reviennent de manière récurrente, cyclique, dans tout le livre. Les variations se déploient aussi à l’intérieur même des poèmes, à travers un procédé anaphorique récurrent, dont on pourra se rendre compte dans les traductions. Les thèmes fondamentaux du recueil sont la relation amoureuse, entre méfiance et désir de fusion, la recherche spirituelle et morale, les traces de la guerre. Sa poésie est incroyablement violente, dramatique, parfois mystique, et intègre en même temps des éléments d’ironie, de parodie ou de sarcasme surprenant. Ce mélange de passion torturée, presque innocente, et de distance ironique restera l’un des traits fondamentaux de la poésie de Rosselli. Marie Fabre D.R. Texte inédit Marie Fabre pour Terres de femmes ______________________________________________________ * Note d'AP : depuis la mise en ligne de cet article (février 2009), Marie Fabre a entrepris la traduction en français des Variazioni belliche pour les éditions Ypsilon. Cette traduction est disponible en librairie, sous le titre Variations de guerre, depuis le 3 mai 2012.
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ô, ces photos...
Elle s'est bien battue et puis un jour, avec lucidité et courage elle en a eu assez de s'épuiser à vivre. Pour elle (coucou, là-haut !) ces lignes de Camus.
" Un jour vient... et l'homme constate et... se situe par rapport au temps... Il appartient au temps et à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde... Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance..."
Et pourtant c'est si beau la vie, si beau...
Rédigé par : Christiane | 12 février 2009 à 10:18
Au gré des vents et accrochée aux gréements
Voiles ouvertes ou repliées je la découvre grâce à une de vos lectrices.
Sylvia je connaissais mais Amelia non. Voilà encore une femme palpitante
bousculée de souffrances et d’itinérances, qui semble échapper aux schémas traditionnels des poètes adorés ou mal aimés. Entre photos, textes et traduction, j’ai vraiment envie de l’approfondir.
Rédigé par : Sylvaine Vaucher | 12 février 2009 à 11:09
Oui, c'est vrai, Christiane, les photos de Guidu sont admirables et admirablement bien choisies. Mais je voudrais remercier ici Marie Fabre pour son travail de traductrice, un travail patient et rigoureux qui cherche à rendre compte au plus près de la langue inventive et foisonnante d'Amelia Rosselli. Peu de traducteurs se sont frottés à cet exercice, aucun recueil d'Amelia Rosselli n'ayant été à ce jour traduit en France.
Merci à tous deux, Marie et Guidu.
Rédigé par : Angèle Paoli | 12 février 2009 à 11:57
Bienvenue sur mes terres, Sylvaine. Je connais les vôtres depuis quelque temps déjà. Vos nus féminins sont sublimes.
Rédigé par : Angèle Paoli | 12 février 2009 à 12:02