Le
5 janvier 1952 sort à Paris
La Terre tremble de
Luchino Visconti.
Inspiré à Luchino Visconti par un épisode des Malavoglia, roman de l’écrivain sicilien Giovanni Verga, La Terre tremble [La terra trema. Episodio del mare] a été tourné à Aci Trezza, dans la province de Catane, du 13 novembre 1947 au 15 mai 1948. Les deux assistants à la mise en scène étaient Franco Zeffirelli et Francesco Rosi. La première a eu lieu le 1er septembre 1948 à la IXe Mostra de Venise, où le film fut primé.
Chronique minutieuse et réaliste d’un modeste village de pêcheurs siciliens, La Terre tremble dénonce l’exploitation capitaliste et la misère qui en dérive. À l’issue de la guerre, la situation des gens du petit port d’Aci Trezza, dans la province de Catane, est inchangée. Exploités par les mareyeurs qui leur louent barques et filets et s’emparent du produit de leur travail, les pêcheurs ont du mal à assurer leur subsistance.
Se refusant à tout didactisme et à tout esprit de propagande, Luchino Visconti s’attache à décrire la misère de l’intérieur, en prenant appui sur la cellule familiale des Valastro. Antonio Valastro se révolte. Le fils aîné de la famille hypothèque sa maison et devient propriétaire de ses instruments de travail. Mais le succès obtenu ― une pêche aux anchois exceptionnelle ― est de courte durée. La révolte d’Antonio n’est pas suivie par les autres pêcheurs, qui considèrent sa lutte comme une lutte individuelle qui vise à un changement de classe sociale, et perd par là-même toute sa force révolutionnaire. À ce drame personnel vient s’ajouter une terrible tempête qui achève de ruiner l’entreprise du jeune homme et précipite sa famille dans une misère plus grande encore. Le pêcheur, acculé à la famine, accablé par son échec, doit se résigner à abandonner le combat. Humilié, il retourne travailler pour les grossistes contre lesquels il s’est battu. Inutilement.
Tourné dans le port même d’Aci Trezza, avec les pêcheurs du village et dans l'idiome local (« en Sicile, l’Italien n’est pas la langue des pauvres »), le film s’attache à donner à la critique sociale une grande vérité psychologique et dramatique. Les problèmes matériels évoqués et les difficultés sentimentales dans lesquelles la famille Valastro se débat, ont une telle force visuelle qu'ils ne peuvent laisser indifférent le spectateur.
« En 1947 », dit Luchino Visconti, « je débarquai en Sicile avec l’idée de réaliser mon œuvre. Je n’avais aucune idée préconçue. En parcourant l’île, mon grand scénario m’a été dicté par les hommes et les choses […] Le film est né de mes conversations avec les pêcheurs dans le port d’Aci Trezza. Mon héros, je l’ai trouvé dans le port. Il est pêcheur. Les deux sœurs sont les filles du propriétaire d’un petit restaurant. Sitôt qu’elles ont ajusté leur mouchoir noir, leur noble visage prend la grâce des Vierges de Léonard de Vinci. Nous avons commencé par mener toute la « famille » que je venais de constituer à Catane, chez le photographe, qui a tiré le portrait de « famille », élément important du drame. Puis l’histoire s’est déroulée au jour le jour, dans l’ordre à peu près logique d’un scénario qui m’était le plus souvent dicté par les interprètes eux-mêmes. Ils n’avaient, chose extraordinaire, aucun complexe face à la caméra. Le vrai travail, avec les acteurs, c’est de leur faire vaincre leurs complexes, leur pudeur. Mais ces gens-là n’avaient aucune pudeur. Par exemple, je prenais les deux frères et je leur disais : « Voici la situation. Vous avez perdu votre barque, vous êtes dans la misère, vous n’avez plus à manger, vous ne savez plus que faire. Toi, tu veux t’en aller, tu es tout jeune, et l’autre veut te retenir. Dis-lui ce qui t’attire loin d’ici. » Il me répondait : « Voir la ville de Naples, je ne sais pas, enfin… »
― « Bon, c’est ça ! Mais pourquoi ne veux-tu pas rester ici ? » Il me disait alors exactement ce qu’il dit dans le film : « Parce que, ici, on est des animaux. On ne nous donne rien. Alors, je voudrais vite voir le monde ». Puis je suis allé vers l’autre : « Qu’est-ce que tu dirais à ton frère pour le retenir, à ton vrai frère ? » Il était déjà ému, les larmes aux yeux. Il croyait que c’était son vrai frère. C’est ce qu’on veut obtenir des acteurs et qu’on n’obtient jamais. Les larmes aux yeux, donc, il disait : « Si tu vas plus loin que les récifs, la tempête t’emportera. » Qui aurait pu écrire cela ? Personne. Il le disait en sicilien. C’était comme du grec. Puis je leur faisais répéter le texte, trois ou quatre heures parfois, ainsi qu’on fait avec les acteurs. Mais on ne changeait plus les mots. Ils étaient devenus fixes, comme s’ils étaient écrits. Et pourtant, ce n’était pas écrit, c’était inventé par les pêcheurs. »
Bruno Villien, Visconti, Calmann-Lévy, 1986, page 56.
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NOTE : la version du film qui sortit en janvier 1952 n'était en fait qu'une version mutilée d'1h40. Avec un commentaire dit par Jean Servais. « Version que je renie et qui détounait totalement mon œuvre de son véritable sens », a dit Visconti (Georges Sadoul, Rencontres I. Chroniques et entretiens, Denoël, 1984). La version intégrale de 157 min (restaurée par la Fondazione Scuola Nazionale di Cinema – Cineteca Nazionale, Roma) n'est sortie en Italie et en France qu'au début des années 1960.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ah, Luchino Visconti... j’aurais tant aimé être son directeur de la photographie à défaut d’être son ami …
Merci chère Angèle !
Amicizia
Guidu__
PS : Lien du Webmestre
Rédigé par : Guidu | 06 janvier 2009 à 11:04
Visconti... Quel pouvoir que celui de son écriture ! J'avais découvert La Terre tremble dans une petite salle d'art et d'essais du Quartier latin.
Je me souviens de ces noirs et blancs étincelants, de cette photo en cadres fixes au champ profond, proche de l'esthétisme des peintres du Quattrocento (les femmes qui attendent le retour des pêcheurs...).
Film sublime, nocturne, lent, sombre, raffiné, lyrique et dépouillé.
Mêler le dialecte local des pêcheurs d'Aci Trezza en son direct, aux "voix off" récitatives, comme dans un choeur antique, ce n'est pas seulement entendre la Terre trembler des révoltes des pauvres de Sicile, en 1947, c'est faire trembler le cinéma par tant de géniale audace !
Rédigé par : Christiane | 06 janvier 2009 à 11:17
J'ai cherché les visages du film de Visconti à Aci Trezza, un après-midi d'été sicilien, écrasé de chaleur. Il n'y avait pas âme qui vive. Le petit port était figé dans une torpeur d'avant-tournage, une pesanteur lourde, plombée. Ou peut-être était-ce moi qui tentais de prolonger dans ma mémoire les traces laissées par le souvenir des images sublimes du film. Les écueils mêmes d'Aci Trezza, ancrés devant le port depuis la colère de Polyphème, avaient perdu de leur magie ! Immense nostalgie, née de l'écart entre réel et imaginaire.
Rédigé par : Angèle Paoli | 06 janvier 2009 à 12:47
Merci, caru Ivucciu (Webmestre de TdF), je ne le vois que maintenant ton lien vers Aldo Graziati, le directeur de la photographie de Visconti !!!
Amicizia
Guidu ___
Rédigé par : Guidu | 05 janvier 2010 à 15:48
On se régale, hein, Guidu, sur Terres de femmes ! On ne sait plus où donner des yeux !!! Mais vous y êtes pour beaucoup avec vos créations !
J'ai hâte d'y retrouver l'écriture d'Angèle...
Rédigé par : Christiane | 05 janvier 2010 à 17:37