INTERVIEW de CÉCILE OUMHANI
par RODICA DRAGHINCESCU
« Nombreuses sont celles qui ont ressenti l’acte d’écrire comme une sortie du silence. »
RODICA DRAGHINCESCU : CÉCILE OUMHANI, universitaire et écrivaine, une voix littéraire tunisienne vous présente ainsi :
Cécile Oumhani est maître de conférences à l'Université de Paris 12. Comme beaucoup de femmes, elle a commencé à écrire par bribes, pendant les quelques rares moments où elle mettait sa vie familiale entre parenthèses. C'est sans doute pour cette raison qu'elle a commencé par des textes courts, des nouvelles, des poèmes. Elle est viscéralement attachée à une écriture qui reste poétique, quelle que soit la forme du texte qu'elle a choisi d'écrire. Ainsi écrire un roman doit aussi relever de la poésie, même s'il y a là un espace qu'elle n'a osé traverser qu'au bout de plusieurs années, une fois qu'elle a pu avoir son temps à elle.
Ce qui dérange chez la personne qui présente votre parcours d’écrivaine, c’est surtout l’utilisation de deux syntagmes, « comme beaucoup de femmes » et « par bribes », ignorant toute importance d’une auteure dans la cité d’Orphée. D’où ce besoin de regarder, de contempler, d’entasser et de compter les femmes toujours « ensemble » et souvent en train de laver peureusement leurs corps (les « bribes » de leurs sentiments), au bord d’une poésie suave et succulente ? Ai-je tort ?
CÉCILE OUMHANI : Écrire, c’est répondre au besoin d’une parole libre, qui puisse traverser l’épaisseur, l’opacité dont nous sommes prisonniers, que nous soyons hommes ou femmes. Nous sommes empêtrés dans tant de pesanteurs qui nous ferment à notre être, à notre corps… Pour chercher peu à peu la langue qui est la nôtre, celle où apercevoir enfin ce que nous sommes, il faut se frayer un chemin dans les débris de celle dont nous sommes les héritières, les héritiers. Car nous avons été pétris à notre insu dans une argile qui gangrène et asphyxie. Le moule où l’on façonnait les femmes d’autrefois les coulait dans les attentes de l’autre, le désir de l’homme. Ne parlait-on pas alors de l’ange du foyer ? Comment ces créatures domestiques auraient-elles pu être autorisées à la vérité de leurs sentiments, à la toute-puissance de l’amour, de la haine, de la tendresse, de la colère ? Ce ne pouvaient être que des débordements vite enfouis dans la terra incognita d’un moment d’oubli, une éphémère perte du soi de la bienséance.
RD : Que fut le corps dans un tel contexte ?
CO : Le corps dans un tel contexte était un continent terrifiant à ne connaître qu’à tâtons, par « bribes », comme vous le dites, et au péril de soi. J’ai remarqué dans de nombreux textes féminins issus de cultures et d’époques différentes combien le thème du silence brisé était prégnant. Nombreuses sont celles qui ont ressenti l’acte d’écrire comme une sortie du silence. Auteur, autorité, ces mots sont intimement liés. En ancien français, « autorité » signifiait aussi « histoire authentique ». L’histoire des mots suggère bien les enjeux de pouvoir qui traversent en creux notre langue. Et donc, pour moi, accéder à l’écriture est le chemin d’une autorité prise sur soi pour naître à l’authenticité de ce que l’on est, envers et contre toute pesanteur sociale, d’où qu’elle vienne.
RD : L’écriture est-elle un supplément, une dérivée de la parole présente ? Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?
CO : Notre parole jaillit au cours d’une longue et complexe histoire, sur un chemin sinueux que nous devons ouvrir à mains nues dans l’obscurité et la souffrance. Combien de mots sont dits, écrits comme lettres mortes, redites de ce qui se prononce entre des lèvres engourdies, devenues étrangères à elles-mêmes, ou figées dans l’inconnaissance. Nous proférons sans savoir, juste parce qu’on nous a dit que c’était ainsi, qu’il était seyant d’articuler, de formuler ainsi. Cela habille ce que nous sentons en nous confusément, ce qui demeure innommé, voire innommable.
RD : Marguerite Duras disait : « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. »
CO : Écrire renvoie pour moi au cœur de ce que vivre veut dire, à la quête d’une clarté dans l’ordonnancement labyrinthique du présent. La page est ce territoire où rejoindre les marges, où entrapercevoir peut-être, par instants, ce qui peut faire sens. L’écriture n’est donc pas pour moi un supplément mais une nécessité pour ne pas perdre pied.
RD : Toute écriture aurait-elle une origine maternelle ?
CO : Ne parle-t-on pas de la langue maternelle ? Nos premiers souvenirs ne sont-ils pas liés à cette voix maternelle dont la tonalité nous parvenait confusément assourdie, avant même que nous ne voyions le jour ? J’ai grandi entre les langues, tour à tour perplexe et amusée par ces sauts de puce pour aller de l’une à l’autre, selon les circonstances et les lieux. Je me souviens avoir découvert les auteurs de langue anglaise en même temps que ceux qui étaient francophones. Je demandais à ma mère qui se tenait dans la pièce voisine le sens de tel ou tel mot. C’est elle qui m’a ouvert les portes de la littérature anglophone, me transmettant ainsi l’une de ses langues. Elle était peintre.
RD : Vous avez grandi en contemplant ses couleurs.
CO : (…) J’ai grandi en la regardant peindre, tout en sachant que c’était là son territoire et non le mien. Je me suis parfois demandé si l’encre n’était pas pour moi ces couleurs qui étaient les siennes, rien que les siennes. Dans mon cas personnel, je crois que l’écriture a une origine maternelle. En tout cas, elle est liée à ce chatoiement des langues et des cultures qu’elle m’a transmis avec ces failles, ces interstices qui apparaissent dès qu’on est dans une position d’entre-deux.
RD : Est-ce désuet d’aborder encore le thème de la condition féminine dans la littérature contemporaine ? Cécile, pourrais-je connaître, s’il vous plaît, votre vision sur l’écriture du et au féminin ? Au moins quelques traits, trajets, trajectoires… du verbe au féminin (cru ou doux, engagé ou neutre).
CO : Écrit-on en choisissant un thème de manière détachée, un peu comme si l’on feuilletait un dictionnaire ? Est-on attentif à ce jaillissement qui nous submerge, aux mots qui nous requièrent ?
RD : En tout cas, on vit dans l’intensité…
CO : L’intensité de la sincérité, de l’émotion.
RD : Bien sûr.
CO : Il me semble qu’aucun thème n’est a priori désuet, si on en ressent la nécessité, s’il est abordé dans un questionnement de l’écriture et des formes qui échappe à la désuétude. Bien sûr, la thématique du féminin s’impose plus ou moins, selon les époques, les lieux, les situations. Je crois qu’il existe une écriture au féminin, mais ce n’est pas ce qui me préoccupe lorsque j’écris. Il s’agit plutôt d’une conclusion que je suis amenée à faire à la lecture de certaines écrivaines, comme Virginia Woolf, dont l’écriture représente tant pour moi. Il me semble cependant important de ne pas mettre trop en avant la notion de féminin, pas plus lorsqu’on écrit que lorsqu’on lit. L’écrivaine risque alors de ne plus être dans une position de sincérité et d’effacement pour écrire mais dans une observation d’elle-même qui risque de l’enfermer. Les lecteurs qui font référence à ces catégories glissent parfois ainsi vers la réduction, la minimisation de l’écriture. Si elle est classée comme celle du féminin, on en fait celle du féminin et on la ferme à l’universel. Mais je peux comprendre qu’afin d’étudier la littérature, critiques et universitaires aient recours à de telles classifications. Nous parlons quant à nous de l’écriture telle qu’elle se manifeste, telle qu’elle se vit, de manière charnelle au quotidien.
RD : Antoinette Fouque, éditrice des éditions « Des femmes », affirmait dans une interview : « …l'être humain naît sexué, fille ou garçon, mais aussi être parlant ». Le destin anatomique de l’« être parlant » se marque-t-il ? Se démarque-t-il ? Se remarque-t-il ?
CO : Il y a indéniablement un destin biologique qui influe sur notre manière d’être au monde et de l’appréhender. Mais de telles notions doivent rester de grandes lignes qui servent à mieux comprendre. Il faut se garder d’un déterminisme étroit qui ignorerait la singularité des êtres et de leurs situations, tous ces décalages, toutes ces transgressions qui peuvent devenir l’occasion de questionnements porteurs de création. Si l’on pense à Frida Kahlo, par exemple, les séquelles physiques de son accident se sont littéralement marquées dans sa peinture. Sa peinture se démarque aussi par cette souffrance qui la tourmente. On remarque la singularité de sa destinée en regardant ses toiles. Pourtant, si elle avait été un homme, sans doute ce même destin tragique aurait aussi influencé son œuvre. On a ainsi l’exemple d’une destinée anatomique singulière qui n’est pas spécifiquement féminine ou masculine, mais qui est inscrite dans l’œuvre de Frida Kahlo, sauf bien sûr dans ces peintures narratives où elle évoque ses fausses couches et inscrit ainsi l’intimité de sa féminité. Mais lorsque nous regardons ses toiles, je crois que nous sommes avant tout touchés par sa peinture, et non par le fait qu’elle ait été une femme.
RD : Les femmes, en comparaison des hommes, feraient-elles travailler plus amoureusement, plus viscéralement la langue ? Existe-t-il une rhétorique au féminin ? Et une autre au masculin ?
CO : Des études scientifiques montrent en effet des différences entre hommes et femmes. Celles-ci seraient plus à l’aise avec le verbal et les hommes auraient plus de facilités que les femmes à trouver leurs repères dans l’espace. Mais ne peut-on aussi se demander si cela ne découle pas de centaines et de centaines d’années où les rôles des uns et des unes ont été cloisonnés, ou bien si cela a vraiment existé de tout temps, comme l’essence de ce que seraient les unes et de ce que seraient les autres. L’existence d’une rhétorique qui serait celle du féminin et une autre celle du masculin sont pour moi étroitement liées aux conditions historiques d’une société. Oui, on peut souvent distinguer une écriture masculine d’une écriture féminine. Mais ce n’est pas pour moi une question d’essence, plutôt une question d’existence, de modalités qui sont appelées à changer avec les sociétés, au fur et à mesure que les uns et les autres réfléchissent et remettent en question les modèles établis.
RD : Les femmes ne sont pas toutes de belles Pénélopes, modèles d’attente silencieuse. Écrire au féminin est une dérive, un devis, un déclic, un déficit, un délit ou un défi ?
CO : Pas plus que les hommes ne sont tous des Ulysses partis pour un beau voyage. La création, féminine ou masculine, est une remise en question de l’ordre établi, une transgression des formes préexistantes. Éprouverait-on la même urgence à créer si l’on était satisfait de ce qui nous nourrit ? Certes, dans toutes les sociétés, à un moment ou un autre, du fait des pesanteurs patriarcales, les femmes ont eu fort à faire pour secouer le joug, accéder à l’intimité, à la singularité de leur voix. Chaque fois qu’on me pose cette question, je pense à Virginia Woolf et à la nécessité qu’elle posa de cette « chambre à soi » qui puisse arracher la femme à son rôle « d’ange du foyer ». Mais je pourrais aussi citer le cas Frederik Douglass, à l’époque de l’esclavage aux USA. Lire était interdit aux esclaves, écrire encore plus. Publier le récit de sa vie d’esclave en 1845 était sûrement un délit et un défi. Et il était un homme. Tout n’est-il pas une question de circonstances sociales, historiques, à un moment donné ? On observe actuellement un changement des images féminines et masculines, qui n’est pas seulement vestimentaire ou lié aux rôles de chacun dans la sphère domestique. Les hommes assument plus volontiers la part féminine de leur être et vice versa. Cela aussi, c’est lié à l’histoire des sociétés, des mentalités, je crois.
RD : Y aurait-il une distinction à faire entre l’écriture du féminin et les effets du féminin ?
CO : Les effets du féminin ?
RD : Oui. Comme l’écrit Carmen Boustani (critique littéraire et professeure à l’Université libanaise de Beyrouth) dans son ouvrage Effets du féminin : Variations narratives francophones (éditions Karthala, Paris, 2003), ces effets créent un certain fil conducteur apparenté, dans la création des femmes, appartenant à une pluralité d’aires culturelles. Prenons quelques exemples : Vénus Khoury-Ghata, Assia Djebar, Andrée Chédid, Nadia Tuéni, Nicole Brossard, que j’ai également interviewées… L’écriture du féminin, non celle rencontrée dans les romans de Zola ou chez Maurice Blanchot, mais plutôt l’écriture envisagée comme poétique de la représentation et de l’interprétation (texte, œuvre, et discours conscient ou inconscient)…
CO : Toute écriture, qu’elle soit masculine ou féminine, prend naissance dans les profondeurs de notre être et de notre corps. Pensons au geste d’écrire, à ce flux qui nous parcourt jusqu’à rejoindre nos doigts sur la page ou sur un clavier. Pensons au geste de peindre, à toutes ces blessures intimes, physiques ou morales, aux traces laissées par des instants de fulgurance. Tout cela est présent en nous, au moment où nous écrivons, où nous peignons. Et donc une femme crée avec son histoire, avec l’histoire de toutes les femmes qui l’ont engendrée, en écho avec l’histoire de toutes les autres femmes d’ici et d’ailleurs. Mais comme je le disais, il y a une gamme infinie de nuances dans la manière qu’ont les unes et les autres d’être au monde, et de l’écrire. Cela dépend du moment, du lieu, de cette part plus ou moins grande que nous portons en nous de féminin et de masculin.
RD : Nous ne voulons ni déclencher une autre guerre stupide dans le rapport des sexes, ni un contre-pouvoir au machisme de tous les temps. Nous ne voulons pas non plus aduler les opinions masculines qui considèrent la littérature des femmes comme un genre mineur (d’un continent à l’autre, plus ou moins explicite), un produit de charme ou d’accouchement, résultat d’une écriture en rupture d’amour, de mariage, de filiation, recomposition d’autres sentiments et comportements féminins. Écrire au féminin, écrire au masculin, écrire... tout court ? Où en est-on aujourd’hui ?
CO : Je partage entièrement cet avis. Il serait vain de chercher à déclencher une guerre des sexes. Ce qui importe avant tout, c’est d’écrire, écrire tout court, envers et contre toute forme d’oppression.
RD : Cécile Oumhani, poète de réputation internationale, romancière, écrivaine franco-anglo-tunisienne, vous avez grandi entre deux langues de circulation mondiale (français et anglais), dans un environnement multiculturel. Dans votre magnifique essai À fleur de mots (Éditions Chèvre-Feuille Étoilée, 2004), en évoquant vos lectures, vos rencontres, vos questionnements, vos bonheurs, vos déchirures, vous écrivez : « Lieu et langue sont inextricablement liés, enchevêtrés, aussi loin qu'il m'en souvienne. Lieu, langue et altérité, devrais-je dire […]. Écrire s'enracine dans l'obscur et il faut sans doute accepter cette part d'énigme pour laisser aux mots leur chemin. »
Pour vous, le LIEU qui a eu lieu et qui s’absente déjà, est tout à fait important : « J’écris dans le manque et le regret du lieu, inévitablement, subrepticement amenée à en faire mon personnage principal. » Quelle serait donc la contrée des origines (et ses éclats d’une vie) qui vous manque et vous inspire le plus ?
CO : Je pense que tout vient de ce qu’il n’y a pas pour moi « une » contrée des origines. Il y en a plusieurs et j’ai toujours éprouvé ce sentiment d’inadéquation par rapport au lieu où je me trouve, la culture dans laquelle je suis immergée. Les autres contrées, celles du souvenir et de l’imaginaire, frappent obstinément à la cloison de celle où je me trouve physiquement à un moment donné. Dès les origines, j’ai ressenti l’immense puissance de l’écrit, de la page, qui devenait l’espace où tout se réunissait sans nécessairement avoir l’unicité d’une contrée unique. En effet, ce que je lisais était un carrefour de langues, comme des couleurs et des reflets qui se succédaient selon l’émotion ou les circonstances. Tout ce qui se situe au croisement de ces moments, de ces langues, m’interpelle. L’impossibilité que j’éprouve à retrouver ce sentiment de l’unicité d’un lieu d’être est aussi ce qui rend la vie passionnante.
RD : « …la phrase étrange/Versant obscur/ Palimpseste de notre passage » (Chant d’herbe vive, Voix d’encre, 2003). Est-ce que dans l’acte d’écrire, c’est l’auteur qui commande ? Est-il le tout-puissant qui décide de notre passage sous la pluie et le beau temps ?
CO : Non, l’auteur ne commande pas. Écrire pour moi implique de s’effacer, de « laisser venir à la page ». Je parle d’un versant obscur fait d’étrangeté, parce qu’en écrivant j’essaie de toucher cette ligne de crête qui mène aux contrées inconnues que nous portons en nous. Ainsi, tout ce qui touche à l’onirique m’interpelle. Notre vie diurne effleure à peine une immensité qui est en nous tous. Comme la vague, ce monde se dérobe, à peine l’avons-nous aperçu. Pourtant là se presse la foule innombrable dont nous sommes les héritiers, jusqu’à ces douleurs muettes, ces destinées échouées que nous portons sans les connaître, d’une génération à l’autre. Accueillir ce jaillissement pluriel sur la page implique humilité et attention à l’obscur, à l’innommé. L’écriture est ainsi une traversée d’espaces qui nous sont inconnus. Elle est quête et donc nous n’en sommes pas les maîtres.
RD : Le poète cherche à réconcilier des « principes ennemis » comme jour et nuit, vie et mort, malheur et bonheur, début et fin, etc. Pour accomplir cette réconciliation, il se sert de la métaphore. Quelle place occupe la métaphore dans votre vie d’artiste ?
CO : J’ai grandi nourrie de peintures, d’images autant que de livres. Et en écoutant votre question, un lien puissant m’apparaît immédiatement entre l’image et l’écriture. Oui, la poésie figure. Oui, je suis assoiffée de ces « motifs », de ce qui dessine avec le poème la calligraphie secrète de notre rapport aux êtres et au monde. Lorsque je lis un livre, plus je sens cette profondeur, cette force d’écho des mots, plus je suis touchée. Cette phrase d’Henri Bauchau sur l’écriture dit beaucoup pour moi : « […] il faut avancer dans l’obscurité en se servant des traces confuses laissées dans la forêt, de ce qui reste de lumière. » Chaque instant est chargé de ces traces, pourvu que nous soyons assez présents pour les percevoir, les ressentir, les laisser peu à peu trouver leur place dans l’image qui émerge peu à peu sur la page. Ainsi les barrières disparaissent entre écrire et vivre, vivre et écrire. L’écriture est ce centre lumineux qui éclaire, non pas de façon naïve et béate, puisque ce qu’elle éclaire ce sont aussi nos ténèbres.
RD : Vous êtes plutôt pour le sens en poésie. Le sens contre l’invasion verbale du hasard. Pour une totalité cohérente, imprégnée d’un sens inspiré, organisé par l’intuition objective.
CO : Je suis sur deux territoires qui se jouxtent.
RD : La ligne de partage vous intéresse-t-elle ?
CO : La ligne de partage m’intéresse, comme un seuil où l’obscur affleure. J’accueille le déferlement du hasard s’il a une musicalité qui demeure en moi, s’il est une effraction du quotidien ordinaire. Pour que cette musicalité soit, il faut qu’il y ait réverbération d’un écho. Pour qu’il y ait effraction du visible, il faut qu’il y ait rupture dans les mots, dans ce qui semble donné. Sans écho, sans reflet, je perds la métaphore et ainsi ce dont je suis en quête. Sans cette rupture avec le monde tel qu’il nous est donné, je perds mes pas sur la page, je m’éloigne du souffle avec lequel traverser les frontières, celui qu’il me faut pour tenter de combler ce vide entre ce qui est considéré comme le visible et l’autre côté que nous pressentons en nous.
RD : Si l’on essaie de définir l’« action d’écrire », « écrire » contient en général une multitude d’activités et d’actes : inscrire, noter, consigner, tracer, marquer, composer, exprimer, avancer, soutenir, correspondre, produire, former, exposer, révéler, fixer, montrer, accoucher, communiquer, etc. Jules Renard recommandait à tout écrivain : « Il faut vivre pour écrire et ne pas écrire pour vivre ». Cécile, s’il vous plaît, depuis quand écrivez-vous et pour quelle raison ? Comment fut ce premier moment d’inspiration, cette découverte intime ?
CO : Quand j’étais enfant, on utilisait rarement le téléphone, sauf pour annoncer des nouvelles exceptionnelles. Les photos étaient en noir et blanc. De petits formats encadrés de blanc à la bordure dentelée qui piquait légèrement les doigts. On voyait de petites silhouettes lointaines, baignées de soleil, parce que c’était dehors et en été que ces photos étaient prises. Et on écrivait des lettres. Ces enveloppes qui arrivaient dans la boîte aux lettres étaient un événement. On se réunissait autour de la table pour les lire. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec la moitié de ma famille, grandissant un pied dans une réalité palpable, ordinaire, l’autre dans ce que je rejoignais à travers des mots écrits et quelques photos. Je n’oublie pas l’odeur de ce papier bleu et léger, ni ces pages recouvertes d’encre bleue et serrée, pour en dire le plus possible sur ces lettres prêtes à l’emploi qu’on appelait « aérogrammes » et « air letter » en anglais. L’écrit était une moitié de ma vie, de mon histoire familiale et j’ai, dès ces années, éprouvé la magie des mots, leur pouvoir d’émotion, les images qu’ils suscitaient en moi, leur écho qui continuait de se réverbérer dans ma rêverie.
RD : L’envie d’écrire un livre, peut-être ?
CO : J’ai eu très tôt envie d’écrire un livre. Je me revois assise dans un pré d’herbes hautes en été sur un petit banc. J’avais un cahier d’écolier sur les genoux et l’épaisseur de ces pages blanches quadrillées de bleu me remplissait d’un bonheur mêlé d’impatience. J’ai écrit un conte. Il y avait peu de mots, parce que je venais tout juste d’apprendre à écrire. Ces mots étaient entremêlés de dessins maladroits à l’encre de ces premiers stylos à bille. Plus tard, je me revois au même endroit, en été, avec un autre cahier de format plus grand, à petits carreaux. Je veux écrire un roman. C’est une histoire d’enfants dans un château et ce qui m’inquiète alors, c’est la façon de raconter, de décrire ce château. Je n’y arrive pas. Cela me semble si difficile et pourtant j’en ai tellement envie.
RD : À travers votre jeunesse, avez-vous eu des maîtres, des modèles littéraires ?
CO : J’ai toujours tant aimé franchir la barrière des langues en écrivant. J’aimais laisser les volets de ma chambre ouverts et ainsi me réveiller plus tôt pour lire alors que le monde autour de moi était encore calme, silencieux. Il y avait Jane Austen, Emily Brontë. Puis E.M. Forster, Virginia Woolf. Il y a eu Albert Camus. Au fur et à mesure que je voyageais, j’ai découvert le bonheur de visiter aussi les librairies d’autres pays, d’abord les librairies anglophones, en Grande-Bretagne, au Canada. Des moments d’exception où je suspendais mon souffle, tant j’avais peur d’oublier de chercher un titre et de ne pouvoir le retrouver ensuite, quand je serais de retour en France. J’étais envahie par une fébrilité et l’intense besoin de rester aussi longtemps que possible dans ces boutiques faites de livres. Puis j’ai lu aussi en allemand et je me suis enivrée d’autres librairies avec des livres dont même la couverture annonçait encore une autre culture, et d’univers passionnants à explorer. J’ai ensuite commencé à m’initier à la lecture en arabe, franchissant le seuil d’autres livres et d’une graphie toute nouvelle pour moi. Même lorsque je ne connais pas du tout la langue d’un pays, j’ai quand même ce besoin presque compulsif d’entrer dans les librairies, d’y respirer leur silence, de rêver sur les couvertures de livres dont les mots me restent fermés. Il y a quelques mois, j’étais à Casablanca pour la première fois et je me suis perdue dans le centre-ville. Pourtant, dès que j’ai vu la façade d’une librairie, j’ai été envahie par une sensation de joie paisible. Je suis entrée et je me suis à nouveau perdue, cette fois dans les livres, savourant cet oubli de soi qui gagne lorsqu’on s’abandonne à la lecture.
RD : Quels étaient les auteurs que vous n’aimiez pas ? Et aujourd’hui, quels sont ceux qui vous déplaisent encore ?
CO : Pour qu’un livre me plaise, il faut qu’il y ait la quête d’une écriture. Ces romans plus ou moins racontés m’ennuient. On raconte tous quelque chose. C’est banal, ordinaire. Ce qui est intéressant, c’est de rencontrer une écriture, une volonté de subvertir les formes, de les bousculer afin de rejoindre la singularité d’une voix. En poésie, je cherche une émotion. Une poésie trop sèche ne me touche pas. Si elle naît d’une authentique recherche, j’essaierai de la comprendre. Je la lirai, mais j’ai besoin qu’elle m’émeuve, qu’elle m’interpelle.
RD : Vous écrivez pour vous-même ou pour les autres ? Cela pour nous rappeler ce que Ionesco/u, mon concitoyen, lançait : « Il faut écrire pour soi, c’est ainsi que l’on peut arriver aux autres ».
CO : Cette phrase dit beaucoup de choses. En effet, il y a dans l’acte d’écrire un élan vers les autres et l’ardent désir d’une réponse, d’un dialogue qui serait initié par l’écrit. En même temps, je suis convaincue que l’on risque fort de s’égarer en gardant les autres devant soi lorsqu’on écrit. Il y a cette dimension intime et mystérieuse de l’écriture qui est une quête, un véritable espace que l’on parcourt et qui nous découvre à nous-mêmes. C’est un chemin que l’on suit et où chaque station, chaque texte semble dévoiler un nouveau versant qu’il faut ensuite traverser pour aller plus loin et poursuivre l’enivrante traversée. Cette traversée, on la fait seul(e) sous peine de faire fausse route, me semble-t-il. La rencontre avec les autres vient ensuite (ou ne vient pas…), plus tard, après coup.
RD : Selon Tahar Ben Jelloun, « écrire, c’est rendre compte de quelque chose que l’on a vécu et qui mérite de sortir du cadre personnel ». Vous écrivez de la poésie, vous écrivez des romans. Les sources d’inspiration seraient-elles les mêmes ? Quel genre vous représente le mieux ?
CO : La poésie naît pour moi d’une intimité particulière avec le monde, avec son souffle à peine audible, tout ce que recouvre et balaye la clameur, l’agitation. Je pense à l’eau de la vague troublée de sel et de sable qui brouille toute vision des fonds marins. Et puis, il y a ces instants où la marée s’éloigne. Des instants de contemplation, où l’inconnu surgit, même dans la mouvance de la brise et de la lumière. Intensité, clarté d’un contour… Cela ne veut pourtant pas dire que la puissance de la vague qui bouscule et remue n’ait rien à faire avec la poésie. Comme je l’ai dit tout à l'heure, l’effacement de soi pour laisser venir, l’écoute des rythmes secrets du monde et des mots, tout cela est primordial. Dans le roman, je ne peux renoncer à un rapport poétique aux mots. Le roman met d’autres choses en jeu et en scène, qui ont sans doute une dimension plus large, ancrée dans les sociétés du monde. Je dis les sociétés et je reste attachée à ce pluriel. En poésie, je suis dans une position de retraite, de solitude où chaque mot, chaque silence doit trouver sa densité, la singularité de son jaillissement. Ils portent leur gerbe de feu. À nous d’essayer de la rejoindre. Pour cela il faut beaucoup de travail et de patience.
RD : Écrire de la poésie, est-ce adopter une posture particulière ?
CO : Écrire de la poésie implique une posture par rapport à la langue. On y subvertit les règles, n’écoutant que le rythme, les sonorités, les associations. Cela veut dire une attention particulière à ce qui vient et qu’on n’attendait pas, qui vient peut-être parce qu’on ne l’attendait pas. Une telle posture est faite de patience, d’humilité et de rigueur. C’est aussi une posture par rapport au monde, une méditation sur le monde qui met en jeu la totalité de notre être. Enfin, c’est de cette façon que je vis l’écriture de la poésie. Le monde diurne, celui de nos interactions, glisse sur les surfaces. Il m’importe de développer une présence aux autres strates de notre être, de notre être au monde. Écrire de la poésie, c’est aussi comprendre ce que nous ne comprenions pas, approcher ce cœur innommé qui bat à chaque instant sans que nous l’entendions. C’est se défaire de tout ce qui est accessoire, inessentiel. D’une certaine manière, je pense que le poète rejoint la posture de l’ascète.
RD : La poésie serait-elle l’utopie des sentiments ? L’écriture poétique nous permet de coucher sur papier des impressions étranges qui encombrent l'esprit.
CO : La poésie concerne la totalité de notre être, tout ce que la norme veut ignorer, évacuer. La vie en société demande que manières et êtres soient « polis », aient été polis, défaits de rugosités, d’aspérités, jugées inacceptables à tel ou tel moment de l’Histoire ou dans telle ou telle culture. L’écriture poétique qui innove, remet en cause, se situe aux marges de ces exigences, accueillant l’étrange, le bizarre, le dérangeant pour les questionner et bousculer les formes. L’étrange n’encombre pas l’esprit, il interpelle le poète et peut être sa nourriture. Si la page devient un espace où poursuivre la quête que nous ne pouvons mener à son terme où nous sommes, elle peut alors être utopie. Pourtant je préfère considérer la page comme un espace à part entière, un espace opérant. La notion d’utopie implique qu’on est dans le domaine de l’idéal ou de l’irréalisable, alors que pour moi l’espace de la page et celui où nous nous trouvons sont étroitement liés. La page explore des profondeurs qui peuvent se dévoiler, se déchaîner et affectent ce que nous sommes, parfois même les autres autour de nous. Je ressens l’espace poétique comme pleinement incarné. Le mot a une vie et une puissance qui nous échappe, que nous ne faisons qu’entrevoir.
RD : Quel serait le rapport esthétique, dans vos livres, entre poésie et bonheur, poésie et malheur ? La forme poétique est avant tout esthétique mais son fond peut au contraire révéler ce que le psychisme a de plus sombre ou de plus lumineux. Ceux qui ont peur des poètes s’exclament souvent : « Les poètes sont gens tourmentés qui aiment à épancher leur cœur car dans leur vie souvent ratée ils n'ont pas connu le bonheur… ». « Le bonheur n'est pas fait pour les livres », soutenait Emil Cioran.
CO : Les profondeurs dont ceux qui parlent de la sorte veulent être « distraits », au sens pascalien du terme, touchent à la vie, à la mort, à l’amour, à tant de forces qui agissent en nous sans que nous le sachions, sans que nous voulions le savoir. Et donc, il n’y a pas de vraie poésie qui ignore le malheur, ou alors elle serait comme un tableau dont toute lumière serait absente. Pas plus qu’il n’est de véritable poésie qui n’ait connu l’émerveillement, car elle serait un tableau qui ignorerait la couleur. Je dirai simplement que lors de la traversée de moments d’épreuve, j’ai souvent ressenti la lecture d’autres poètes comme un salut, un apaisement presque physique. Car les mots peuvent avoir une telle présence !
RD : Vous qui avez tellement voyagé, est-ce que de nos jours les poètes sont devenus inutiles ? « Comment écrire de la poésie après Auschwitz ? » s’est interrogé Adorno. D’un pays à l’autre, le statut du poète change. Dans les pays de l’est européen, le rôle du poète est encore important dans la nouvelle société moderne. Et cela se passe de la même façon en Irlande, m’ont confié un bon nombre de poètes irlandais rencontrés au Festival International de Poésie de Ljubljana. Écrire de la poésie n’est pas chose honteuse ou clandestine comme c’est aujourd’hui plus ou moins le cas en France.
CO : J’ai été moi aussi très interpellée par ce rôle du poète lorsque je suis allée en Irlande et dans les pays de l’est européen. Je n’oublierai jamais mon premier voyage dans ces régions d’Europe Centrale pour un festival dont j’ai vu qu’il était retransmis en direct à la télévision. J’ai ressenti ce souffle poétique, l’acuité que prenait le langage, la musique des mots quand cela est vécu dans l’intensité du partage. Ce sont des occasions et des lieux où la poésie s’incarne avec une puissance presque palpable. Ces expériences sont pour moi inoubliables. Non, les poètes ne sont pas devenus inutiles, quelles que soient les difficultés que rencontrent les poètes pour se faire entendre. Ils sont porteurs du cœur des mots. Et souvent on entend citer des poètes, des poèmes dans la vie de tous les jours, par des gens qui n’écrivent pas de poésie. C’est un peu comme si, dans certaines circonstances, le recours au langage poétique s’imposait contre vents et marées. Et que dire de circonstances tragiques, de ces moments où certains disent avoir survécu en se récitant des poèmes ? Que dire aussi de ces rencontres entre poètes et philosophes, entre poètes et scientifiques ?
RD : Leurs quêtes se croisent ?
CO : Je crois que les quêtes des uns et des autres se rejoignent parfois, ce qui va contre cette image d’Épinal que vous évoquiez tout à l'heure des poètes qui seraient de simples Pierrots lunaires, sans autre horizon que le ressassement de leurs déceptions et de leurs états d’âme. Dans un monde où la présence du matériel agresse, où l’on est si brutalement sommé de se conformer à la norme, je crois que la poésie peut être un lieu où l’on écoute à la fois les mots et leur silence.
RD : Dans un entretien avec Nathalie Galesne, en 2007, vous affirmez que la vie se tisse dans les rencontres et les voyages des gens, et c’est sans doute ce qui vous la rend passionnante. Durant vos voyages littéraires, vous avez fait la rencontre de quelques muses balkaniques, protagonistes de votre roman récemment écrit Le Café d’Yllka. Que pense la poète Cécile Oumhani des tourbillons géographiques et politiques du monde des Balkans, cet univers poudreux, pittoresque mais tendu, cette autre région du monde ? Et comment la romancière Cécile Oumhani goûte-t-elle aux trames de ces pays ? Laquelle, de la poète ou de la romancière, se sent davantage interpellée ?
CO : Ma rencontre avec les Balkans a été très riche et fort intense. Cela a été pour moi l’occasion de lire des auteurs, de partager avec des poètes, de découvrir des cultures, des architectures qui me fascinent. Ayant toujours vécu parmi les cultures, entre les cultures, ce monde ne pouvait pas ne pas me passionner. Cependant, croiser sur mon chemin les traces de la guerre à travers les blessures qu’elle laisse chez les humains et dans les paysages, m’a hantée. Jusqu'à présent, les Balkans sont entrés dans mon écriture par le roman, la nouvelle. Mais ce n’est qu’une étape, un moment, et je ne peux exclure que cette rencontre concerne un jour aussi ma poésie. Je suis toujours en quête de ce qui survient et peut s’incarner dans l’écriture.
RD : Est-ce le lieu qui choisit le temps intérieur de l’écriture, les visites inattendues ? Ou est-ce le temps qui fait venir le lieu à la source de l’écrit ?
CO : Je crois à l’emprise des lieux, l’esprit des lieux dont parlait Lawrence Durrell, qui dit aussi à travers l’un de ses personnages que nous sommes les enfants de nos paysages. Rencontrer un lieu fut souvent pour moi aussi l’expérience de la perte, de l’absence. Tout cela fait partie de l’exil, des migrations. Je l’ai toujours ressenti très fortement, tout aussi fortement que la magie de l’écriture, le pouvoir qu’ont les mots de conjurer, de métamorphoser tout cela. La page, en tant que lieu, le rapport qui s’y noue avec les autres lieux, me passionne.
RD : Pourriez-vous me parler de l’importance des rêves et des songes dans vos livres ? Participent-ils à la construction d’une mémoire, au tri des souvenirs, à la création d’un langage universel, au déchiffrage des équations ? Permettent-ils d’apprendre aux yeux fermés ?
CO : Je donne aux rêves une place très grande tant dans ma vie que dans l’écriture. Si la psychanalyse m’a fait découvrir, il y a fort longtemps, l’importance de cette dimension de notre être, aujourd’hui je pense aux rêves et aux songes comme à un continent inconnu que nous portons en nous et qui double ou précède nos pas dans la vie diurne. C’est un lieu de découverte de soi et de bien d’autres choses, comme la mémoire ou ce qui a échappé à notre conscience à un moment ou un autre, mais s’est inscrit quand même dans l’une des strates de nous-mêmes. Je suis aussi très attentive aux passerelles entre la veille et le songe, à ces réponses que j’y trouve parfois concernant un personnage, l’intrigue d’un roman, un mot ou une phrase. J’ai trouvé certains de mes titres de livres ainsi, comme jaillis de mon inconscient après des recherches diurnes qui étaient restées infructueuses. J’ai parfois le sentiment que la vie diurne est une contrée que nous traversons les yeux fermés, alors que nous écartons de nous tout ce que la nuit a à nous apprendre sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde.
RD : Dans la plupart de vos livres, les personnages principaux portent des visages de femmes. Ce sont des femmes chargées d'histoire et d'humanité. Je cite, de L’Arlésienne (La Transe, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008) : « Chaque matin, la jeune mariée peinte à la devanture du salon de coiffure la fixe avec arrogance. La superbe jaillit de ses yeux noirs. Des éclairs qui déchirent le ciel en permanence… ». Les femmes de vos livres représentent-elles des symboles ? Où les avez-vous croisées et qu’est-ce qu’elles vous ont transmis ? Comment et de quoi rêvent ces symboles ?
CO : Jusqu'à présent il m’a été plus naturel de créer des personnages féminins, sans doute parce que je suis une femme. Pourtant le personnage principal de Un jardin à La Marsa est un homme, un véritable personnage de tragédie. L’écriture est pour moi la traversée de contrées que j’espère nouvelles, différentes, et ainsi j’écrirai certainement avec davantage de personnages masculins, un jour, le moment venu. Comment naissent mes personnages, qu’ils soient féminins ou masculins ? Ils peuvent surgir d’une rencontre avec quelqu’un dont une bribe va s’incarner puis devenir autre chose, quelqu’un d’autre, un personnage de fiction qui ira jusqu’au bout de ce que je vais imaginer, de ce que l’écriture va me dicter. Bien sûr, ils sont rattachés à cette vaste communauté d’êtres, unis par une Histoire, par des cultures. Mais ils surgissent parfois du rêve aussi, comme la mère de Fouad dans Un Jardin à La Marsa. J’ai vu cette femme dans mes rêves. Je l’ai suivie sur ces chemins de campagne que j’ai décrits dans le roman. Vénus Khoury-Ghata dit qu’écrivains et poètes sont tous un peu mediums. Je ressens ce qu’elle veut dire ainsi. En écrivant, nous explorons les marges, ces territoires embrumés où se jouent les scènes cruciales que nous chassons de notre conscience pendant notre vie diurne.
RD : Quel rôle occupe le corps humain dans vos textes ? Et les objets ?
CO : L’acte d’écrire s’inscrit dans les profondeurs du corps humain. Est-ce la raison pour laquelle il m’est impossible d’écrire de la poésie autrement qu’en tenant un crayon à la main, autrement que dans un mouvement qui parcourt et traverse mon corps ? Je suis hantée par l’histoire infinie qui est tracée au cœur de notre être, sans que nous puissions la connaître autrement que par bribes ou quand elle surgit, intruse, surprenante, dérangeante dans notre quotidien. D’une certaine façon, nous vivons notre vie à tâtons avec cet être tapi dans la nuit. Je ne sépare pas le corps physique du reste mais je le perçois comme la manifestation de notre globalité. L’écriture est un geste qui naît dans un rythme de notre corps, de notre être. La lecture aussi ― je ne suis pas la première à le dire ― est très physique, donnant lieu à un corps à corps entre le lecteur et les mots. La vue génère une ivresse toute sensuelle. Cela aussi me poursuit lorsque j’écris, taraudée par la sensation des couleurs, de la texture d’un lieu. Les objets m’importent dans la mesure où ils participent à l’incarnation du lieu, dans la mesure où ils peuvent porter le tellurique.
RD : L’écrivain doit-il avoir une pensée politique ? Laquelle ?
CO : La pensée politique interfère avec l’écriture. Nous sommes romanciers, poètes et ce que nous écrivons en tant que tels, ne doit pas relever de la pensée politique au moment où nous écrivons. Que notre regard d’écrivains ou de poètes soit attentif au monde et en éclaire les faces cachées, obscures et douloureuses, cela me semble en revanche très important… Mais cela n’est pas une pensée politique, c’est le jaillissement de l’écriture dans sa vérité, dans la clarté nécessaire pour lui donner une existence propre dans l’humain, dans l’universel. Cela n’empêche pas l’écrivain ou le poète d’avoir ses propres convictions politiques en tant qu’être humain au cœur de la cité, en tant que citoyen du monde. Mais au moment où l’on écrit, rien ne doit troubler a priori un acte qui est une quête, une traversée.
RD : Si un jour vous vous proposiez d’écrire un manifeste littéraire, que mettriez-vous dedans ? Avez-vous quelques exemples à nous proposer ?
CO : Je n’ai pas l’ambition d’écrire un manifeste littéraire, mais je peux témoigner de ce qui m’importe dans mon vécu. Il me semble essentiel d’aller à la rencontre des livres des autres, des cultures des autres. Aujourd’hui, la littérature ne peut que s’étioler si elle s’enferme dans des frontières géographiques, cela va de soi, mais aussi linguistiques. Se nourrir de l’imaginaire d’autres cultures, d’autres langues est une expérience irremplaçable. Bien sûr, on ne peut lire toutes les langues et nous avons besoin de traductions pour élargir nos horizons de lecture. Pourtant, diversifier le plus possible le champ de nos lectures dans la langue de l’autre, est essentiel. Franchir la barrière de la langue, c’est une rencontre avec des sonorités, des rythmes, la découverte d’autres voix/voies au sens le plus profond de ces mots.
RD : Épique, lyrique, narrative, picturale, votre écriture est fascinante et votre style, rare, authentique, ne laisse personne indifférent. Quels seraient les conseils que vous donneriez à ceux qui veulent atteindre ce niveau de perfection littéraire ?
CO : Vous me faites beaucoup de compliments.
RD : Vous les méritez bien.
CO : Tout ce que je peux dire, c’est qu’il s’agit d’une recherche sans fin, d’une remise en question permanente. J’ai plutôt l’impression de vivre avec la sensation aiguë des inadéquations entre le texte et ce que j’entrevois. Mais c’est aussi ce qui rend l’écriture passionnante. Que dire ? Il y a tant de choses qui participent de ce qui est finalement un choix de vie. Lire, lire les autres. Développer le plus possible cette attention au monde qui est de tous les instants, parce que chaque pas que nous faisons nous amène tout près d’une richesse humaine infinie. Le travail avec les mots ne connaît pas de fin et rien n’est plus dangereux que l’euphorie qui suit parfois un temps d’écriture. Comme ces métaux qui doivent être trempés, ces argiles qui doivent être cuites, le texte ne livre ce qu’il est qu’avec un temps d’attente, de recul. Chercher à entendre au fond de nous la justesse de la phrase ou du mot, comme un musicien.
RD : Exigence…
CO : Notre travail doit avoir cette exigence.
© D.R. Cécile Oumhani/Rodica Draghincescu. Entretien inédit.
NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE
Née le 12 décembre 1952 à Namur (Belgique), Cécile Oumhani est agrégée d'anglais et a consacré sa thèse de doctorat d'études britanniques à l’écrivain Lawrence Durrell. Elle est actuellement maître de conférences à l'Université de Paris-XII-Créteil. Ses recherches portent sur les littératures post-coloniales et les écritures de femmes. De 1995 à 2005, elle a été membre de l'équipe de Encres vagabondes.
Ci-après une bibliographie sélective :
- À l’abside des hêtres (poèmes), Centre Froissart, 1995.
- Fibules sur fond de pourpre (nouvelles), Le Bruit des Autres, 1995.
- Loin de l’envol de la palombe (poèmes), La Bartavelle, 1996.
- Vers Lisbonne, promenade déclive (poèmes), Encres Vives, 1997.
- Des sentiers pour l’absence (poèmes), Le Bruit des Autres, 1998.
- Une odeur de henné (roman), Paris-Méditerranée (Paris) et Alif (Tunis), 1999.
- Les Racines du mandarinier, Paris-Méditerranée, 2001.
- Un jardin à La Marsa (roman), Paris-Méditerranée, 2003.
- Chant d’herbe vive (poèmes), Voix d’encre, 2003. Dessins de Liliane-Eve Brendel.
- Un livre d'artiste (poèmes), Philonar. Dessins de Liliane-Eve Brendel.
- À fleur de mots : la passion de l’écriture (essai), Chèvre-Feuille Étoilée, 2004.
- Demeures de mots et de nuit (poèmes), Voix d’Encre, 2005. Peintures de Myoung-Nam Kim, artiste coréenne.
- Plus loin que la nuit (roman), éditions de l’Aube, 2007.
- La Transe et autres nouvelles, collection « Bleu Orient », Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008.
- Le Café d'Yllka (roman), collection « Éclats de vie », éditions Elyzad, avril 2008.
- Au miroir de nos pas (poèmes), Encres vives, Collection Lieu, dirigée par Michel Cosem, décembre 2008.
- Temps solaire, III, Voix d’encre, octobre 2009. Gravures de Myoung-Nam Kim.
- Cités d'oiseaux, Éditions de la Lune bleue, décembre 2011. Avec cinq monotypes de Luce Guilbaud.
- Une odeur de henné (roman), éditions Elyzad (nouvelle édition, collection poche), 2012.
- L'Atelier des Strésor (roman), éditions Elyzad, 2012.
- La Nudité des pierres, poèmes, éditions Al Manar | Alain Gorius (accompagnement plastique : Diane de Bournazel), 2013.
- Tunisie, Carnets d’incertitude, éditions elyzad, 2013.
- Passeurs de rives, La tête à l'envers, 2015. Encres de Myoung-Nam Kim.
Alors là, je suis abasourdie par la profondeur et la beauté de ce long et riche dialogue ! Quelle intelligence de la vie et de l'écriture. Quels beaux regards de femmes !
Merci, Angèle, pour ce somptueux cadeau, merci à Cécile Oumhani et à Rodica Draghincescu pour cette parole à deux voix.
Rédigé par : Christiane | 04 décembre 2008 à 19:14
La sincérité est grande, pareille à la force de cet échange, c'est très prenant. "Quelle intelligence de la vie", en effet.
Avec mes remerciements, salutations fraternelles
Rédigé par : Daud | 05 décembre 2008 à 06:12
Que de bon sens !
« Comme ces métaux qui doivent être trempés, ces argiles qui doivent être cuites, le texte ne livre ce qu’il est qu’avec un temps d’attente, de recul. Chercher à entendre au fond de nous la justesse de la phrase ou du mot, comme un musicien. »
Voilà pourquoi la lecture relève toujours de l'écart qui existe entre une partition et un son perçu... Quelle merveille ce que je viens d'entendre ici, la gamme chromatique sonne juste et en profondeur !
On y est ! Cela s'appelle l'enchantement produit par une écriture qui s'adresse et fait progresser le volume de l'écoute. Rien à voir avec le ramdam racoleur des espaces dévolus aux fabriques d'histoires. Ici le diapason, c'est la voix singulière libre de ses vibrations.
Rédigé par : Mth | 05 décembre 2008 à 06:18
Très bel entretien, bravo ! Il donne envie d'aller y voir...
Rédigé par : Pascale Arguedas | 05 décembre 2008 à 19:24
Je fais passer.
merci à Vous
Rédigé par : Alistrid | 05 décembre 2008 à 20:11
Ah, quelle splendide réflexion sur l’écriture des femmes, sur l’écriture tout court ! Ecriture féminine ou masculine, certains désosseurs, avides d’embranchements, de classes et d’ordres souhaiteraient simplifier l’insimplifiable, mais si le sexe détermine les grandes lignes, le détail, lui, est toujours singulier, et le détail est la merveille.
Pourrais-je ajouter concernant la poésie que vos propos correspondent, bien humblement et hélas trop confusément, à ce que je peux pressentir.
La poésie est l’espace sacré, la lisière-paradoxe où la totalité de l’être s’immerge dans le Verbe (peut-être est-ce l’inverse ?) avec ses terribles contradictions, ses doutes et ses espoirs, avec, au-delà de toutes ces maladroites approches, l'insaisissable secret du signe. A travers vos mots, cette intuition prend chair dans la limpidité et la simplicité de l’évidence.
Merci à toutes deux pour ce moment d’écriture et merci aux passeurs de ces lieux.
Cordialement,
johal
Rédigé par : johal | 07 décembre 2008 à 16:49