. Élevé à Brooklyn, Henry Miller se fixe à Paris à la fin des années 1920. C’est là, dans une cité d’artistes du XIV
publié en 1934.
, est le troisième livre qu’Henry Miller a écrit à Paris.
« Me voici assis à la place Clichy en plein soleil. Aujourd’hui, assis au soleil, là, je vous dis que je me fous que le monde aille à sa ruine ou non ; je me fous que le monde ait raison ou tort, qu’il soit bon ou mauvais.
Il est : et ça suffit. Je le dis, non pas comme un Bouddha accroupi sur ses jambes croisées, mais inspiré par une sagesse à la fois joyeuse et solide… ».
INCIPIT DU PRINTEMPS NOIR
« Je suis un patriote ― du 14e District, Brooklyn, où je fus élevé. Le reste des États-Unis n'existe pas pour moi, sauf en tant qu'idée, histoire ou littérature. À l'âge de dix ans, je fus arraché de mon sol natal, et transporté dans un cimetière, un cimetière Luthérien, où les tombes étaient toujours propres et les couronnes jamais fanées.
Mais je naquis dans la rue, et fus élevé dans la rue. « La pleine rue d'après l'ère des machines, où la plus merveilleuse et hallucinante végétation de fer, etc. » Né sous le signe du Bélier, qui donne un corps ardent, actif, énergique et quelque peu agité.
Mars étant dans la neuvième maison !
Naître dans la rue signifie vagabonder toute sa vie, être libre. Signifie accident et incident, drame et mouvement. Signifie par-dessus tout
rêve. Harmonie des choses disparates, qui donne au vagabondage une assurance métaphysique. Dans la rue, on apprend ce que sont réellement les êtres humains ; autrement, ou après, on les invente. Ce qui ne se passe pas en pleine rue est faux, dérivé, c'est-à-dire
littérature. Rien de ce qu’on appelle « aventure » n'approche jamais de la saveur de la rue. Peu importe que l'on s'envole vers le Pôle, que l'on s'installe au fond de l'Océan, une rame de papier à la main, que l'on vadrouille dans neuf villes l'une après l'autre, ou que, tout comme Kurtz, on remonte un fleuve pour trouver la folie au bout. Si passionnante, si intolérable que soit la situation, il y a toujours une issue, toujours une amélioration, un réconfort, une compensation, des journaux, des religions. Mais autrefois, il n’y avait rien de tout cela. Autrefois, on était libre, déchaîné, sanguinaire...
Les gamins adorés dès le premier contact avec la rue demeurent avec vous toute votre vie. Ils sont les seuls vrais héros. Napoléon, Lénine, Capone ― fiction que tout cela. Napoléon ne m'est rien comparé à Eddie Carney, qui, le premier, me pocha l'œil. Je n'ai jamais rencontré personne d'aussi princier, d'aussi royal, d'aussi noble, que Lester Readon, lequel, rien qu'en descendant la rue, inspirait terreur et admiration. Jules Verne ne m'a jamais conduit à ces endroits que Stanley Borowski tenait sous sa cape dès la nuit tombée. Robinson Crusoé manquait d'imagination comparé à Johnny Paul. Tous ces gamins du 14
e District ont encore pour moi leur saveur. Ils n'étaient pas inventés, ni imaginés: ils étaient réels. Leurs noms sonnent comme des pièces d'or ― Tom Fowler, Jim Ruckley, Matt Owen, Rob Ramsay, Harry Martin, Johnny Dunne, sans compter Eddie Carney ou le grand Lester Readon. Eh bien, oui ! Même maintenant, quand je dis Johnny Paul, les noms des saints me laissent un goût fade dans la bouche. Johnny Paul était l'Odyssée vivante du 14
e District ― qu'il soit devenu plus tard chauffeur de camion est tout à fait hors du sujet.
Avant le grand changement, personne n'avait l'air de remarquer que les rues étaient sales ou laides. Si les bouches d'égout bâillaient, on se bouchait le nez. Quand on se mouchait, on trouvait de la morve dans son mouchoir, et non pas son propre nez. On avait davantage de paix intérieure et de contentement. Il y avait le bistrot, le champ de courses, le vélo, les femmes légères et les chevaux de trot. On pouvait encore se la couler douce. Dans le 14
e, du moins. Le dimanche matin, personne ne s'habillait. Si Mme Gorman descendait en peignoir, les yeux sales, pour saluer le pasteur : ― « Bonjour, mon père! ― Bonjour, madame Gorman ! »- voilà la rue purgée de tout péché. Pat McCarren mettait son mouchoir dans la basque de son habit ― il était bien placé là, comme le trèfle national à sa boutonnière. Les bocks de blonde avaient des faux cols, et les gens s'arrêtaient pour un brin de causette.
Dans mes rêves, je reviens au 14e District, comme le paranoïaque retourne à ses obsessions. »
Henry Miller, Printemps noir [Black Spring, 1936], Éditions Gallimard, 1946 ; collection folio, 1975, pp. 15-16-17.
C'est étonnant ce premier texte que vous citez, cette apparente indifférence aux soubresauts qui agitent le monde. C'est d'autant plus étonnant que ce monde (de la rue), il y plonge à pleines mains et dans une absolue vérité. Il y a là une suspension du temps et de sa pensée, comme un glissement dans une autre dimension, une extase fugitive qui gomme la réalité. Etrange impression...
Rédigé par : Christiane | 28 décembre 2008 à 19:47