BRUT DE DÉCOFFRAGE
La fin des vacances de la Toussaint a une odeur bien particulière. Odeur des premières grosses pluies, terres gorgées d’eau et feuilles jaunies, alourdies dans les rigoles. Odeur des derniers raisins que chacun grappille au passage sur la treille. Odeurs des départs. Le village, tiré un instant de sa torpeur, se vide à nouveau de ceux qui sont venus honorer leurs morts. Les visages familiers, surpris au détour de la ruelle dès le début des vacances, disparaissent jusqu’à la prochaine étape. D’autres surgissent, inattendus, au hasard de la toile.
Lui, Martin M., « le toubib », je l’avais rencontré un été, à Alep, sur la terrasse du vieil hôtel Baron. Il baroudait à moto, sur les routes de Syrie, avec ses amis italiens à la recherche, comme lui, de sites archéologiques encore peu explorés. Ils arrivaient de Mari, tout chargés de poussière et d’histoire. Nous attendions, pour poursuivre notre voyage vers Palmyre, que notre fille soit rétablie des fièvres qui la clouaient à la chambre. La terrasse du vieil hôtel Baron, havre de fraîcheur nocturne, emplie des rumeurs de la ville, nous avait rapprochés. Il s’était occupé de la jeune malade et nous avait rassurés par ses soins bienveillants. Le soir, à la veillée, il racontait les pistes et les ruines, il racontait aussi les enfants soignés au passage par l’un ou l’autre médecin du groupe. Je lui parlais de mon grand-père corse, qui avait résidé dans la citadelle, du temps où la Syrie était sous mandat français. Ensemble nous avions commenté les photos du hall de réception, celle d’Agatha Christie ou de Sir Lawrence, qui avaient séjourné dans l’hôtel. Nous commentions aussi les fréquentes coupures d’eau et d’électricité, représailles de la Turquie contre les Kurdes tout proches. Je me souviens de ces soirées qui ont marqué ma mémoire de leur saveur d’enchantement. Un jour, Martin est reparti avec la promesse de nous écrire, ce qu’il fait de temps en temps. Samedi dernier, en rentrant de ma visite au tombeau familial, une lettre de Martin m’attendait. Une lettre écrite sur le pouce. Et pourtant… Je vous la copie ci-dessous telle que je l’ai lue, « brut de décoffrage ».
Angèle Paoli
[…] « L’infirmier me dit : il faut que tu ailles voir Mme B, elle ne va pas du tout.
Elle habite dans une petite maison entourée d’un terrain en friche. Je sonne et au bout d’un moment elle apparaît, vêtue d’une robe de chambre molletonnée et de pantoufles. Le tout en lambeaux. De sa porte s’échappe une odeur qui fait reculer. Dans son couloir des excréments et de l’urine. J’apprendrai plus tard qu’elle conservait ses merdes depuis des mois dans un grand seau en fer émaillé, le tout à 25°, chauffage à fond. Son visage est rongé d’un cancer bénin mais avec ses yeux déments, elle fait peur. Je recule car ses mains sont recouvertes d’une matière brune et qu’elle sent très mauvais. Je lui propose l’aide ménagère ou un séjour à l’hôpital mais elle m’envoie sur les roses :
« Tout va bien, je ne vous paierai pas, partez ».
C’est ce que je fais. De retour à mon bureau, je téléphone aux services sociaux de la mairie.
L’assistante sociale me dit qu’elle ne peut rien faire et que tout ça l’ennuie et qu’on n’a qu’à se débrouiller avec l’infirmier. Alors je me mets en colère (comme toujours) et lui dit que c’est SA responsabilité et qu’elle est payée avec l’argent public pour faire ce genre de choses... Cette garce trouve un truc imparable, elle avoue qu’elle n’est pas assistante sociale et pour finir elle se déclare incompétente dans tous les domaines et pleure presque. Avouer qu'on est un con, c'est un éclair de lucidité qui me désarme.
Donc je me décide à faire son travail et pour ça j’appelle le Maire car il me faut la police et un témoin (un conseiller municipal en l’occurrence). Le maire me promet le tout pour 14H.
Nous voilà tous à son portail, moi qui sonne et mes complices cachés derrière le mur comme au théâtre.
La pauvre vieille apparaît finalement, je lui dis de m’ouvrir, qu’il faut qu’on parle. Elle est dans le même habit merdeux que la veille et pue tout autant. Elle m’ouvre et je vais me placer entre elle et la porte de sa maison car si elle s’enferme il faudra casser la porte à la hache, et ce sera encore des complications administratives. Mes complices font alors leur apparition: police, témoin et brancardiers. Le cirque commence.
Je lui dis qu’il faut la mettre à l’hôpital car “je le veux”.
Elle hurle, appelle sa mère, “vous n’avez pas honte de faire ça à une pauvre vieille...”
Dans un mouvement désespéré, elle s’agrippe au policier avec ses mains pleines de merde.
L’agent manque de vomir et appelle au secours comme un enfant peureux arqué vers l’arrière, n’osant même pas la toucher. Les brancardiers la chopent avec des gants en plastique et la renversent sur le brancard où ils l’attachent avec un drap. Puis on part tous en cortège pour l’hôpital, où il faut remplir des papiers et faire un rapport médical sur les “motivations” de l’hospitalisation. Je fais ce que j’ai à faire quand derrière moi on amène la vieille sur son brancard. Elle m’appelle.
“Docteur”,
J’approche.
“Docteur, vous êtes un salaud” !
Je lui réponds “oui, je sais ça depuis longtemps.”
Elle ajoute “Un jour vous aussi vous crèverez comme ça”
“Oui, je sais ça aussi”.
Nous nous quittons en souriant tous les deux.
Martin
PS : As-tu lu Prisonniers du paradis d’Arto Paasilinna ?
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Eh bien ...,
C'est très réaliste.
Et très vivant.
Merci pour le partage de la lecture de La Lettre.
Et le clin d'oeil interposé.
(Je n'ai pas lu Prisonniers du paradis)
Rédigé par : Alistrid | 06 novembre 2008 à 20:34
C'est terrible cette histoire, cette déchéance qui gagne cette solitaire vieillissante, l'indifférence des services sociaux, la hantise d'approcher cette puanteur. Les pauvres sentent rarement bon. Elle avait baissé les bras laissant l'immonde la recouvrir.
Les déportés qui mouraient de dysenterie ont connu cela aussi dans les camps où les laver, les soigner, devenait impossible. Georges Semprun raconte cela dans un roman magnifique où l'un des leurs agonise dans une puanteur difficilement supportable pour tous. Il lui lit un poème et alors un miraculeux sourire apparait sur le visage de leur ami et il meurt digne et honoré. Elle est magnifique ton histoire. J'aime beaucoup le salut de la fin, plein de complicité entre ces deux-là. Lui aussi lui a rendu son honneur. Pas facile d'être à la hauteur parfois...
La musique de Thelonious sur ces mots-là, c'est quelque chose !
Rédigé par : Christiane | 07 novembre 2008 à 00:22
C'est vrai qu'il faut un certain courage pour imposer à un être humain qu'il renonce à se poubellifier et à vivre dans l'ignorance hostile de la proximité des autres personnes. Ce genre de "tableau" a souvent une longue histoire (pas toujours racontable...) et une épaisse couche d'indifférence de la part de la société bien pensante. La relégation à l'hôpital nous sert surtout à ne pas tomber sous le coup de la non-assistance à personne en danger. Mais ici, quel est le danger ? Cette femme dérange celui ou celle qui se fait ouvrir la porte pour constater l'incurie, le degré insoutenable d'abandon. Un seul interlocuteur ne suffit pas dans ces cas-là, il faut rameuter de l'institutionnel, du renfort, de la loi, de la rescousse, du service d'assainissement... La seule chose qui rassure serait donc : l'infirmier réclame de l'aide. Il est le passeur et celui qui passe le témoin, elle ouvre sa porte malgré tout. Le médecin accepte d'assumer l'injonction au soin, acte de citoyenneté et professionnel au sens noble du terme, et il consent in fine à recevoir une parole qui le renvoie avec humour à son impuissance future devant les événements de vie. Commerce équitable dans l'absurdité d'une relation d'aide bien mal partie... Le sourire témoigne qu'il y a eu rencontre au-delà du brancard ! Reste à imaginer quelque chose en amont de ce type de détresse qui est souvent occultée car elle est une forme de subversion lancinante dans une ambiance du tout-clean... CLIN D'OEIL à toi ANGHJULA, tu sais combien ce type de récit m'embarque dans le plaidoyer ... J'y suis ... D'ailleurs j'y suis à l'hôpital ! Euh...Je fais ... une PAUSE ... parce que ... "Je le veux !"...
Rédigé par : Mth | 07 novembre 2008 à 05:49
La lecture m'a clouée sur place de longs instants. Abasourdie. Une gifle salvatrice.
Rédigé par : Pascale | 07 novembre 2008 à 11:40
Ah, mes gardiennes de la parole, mes quatre généreuses fileuses, mes releveuses de flambeaux! Merci à vous d'être là ce matin, porteuses de vos regards fiers, transmetteuses (il va falloir inventer des tas de petits féminins!) de savoirs et de regards autres, prêtes à relever les défis impossibles ! J'étais à deux doigts de faire "sauter" ce post, mais vous avez fait front pour me protéger de cette tentation, la coalition féminine, face à la misère du monde et à sa dérangeante et obscène puanteur, je la reconnais bien là, en vous!
Merci à toutes les quatre, Alistrid, Christiane, Marie-Thé, ma prêtresse au grand coeur, Pascale, mes amies!
Rédigé par : Angèle Paoli | 07 novembre 2008 à 12:34
Le récit est réaliste et noir à souhait, c'est presque du Eugène Sue...
Un des traits caractéristiques de notre époque, est que les "petits bourgeois" qui régissent la société française, ne savent parler des gens du peuple que sous forme de la déchéance, de la nullité, de la misère.... Il y a aussi des bourgeois riches qui finissent leur vie dans le même état... ?
Rédigé par : maudub | 08 novembre 2008 à 10:53
Hélas, il ne s'agit pas d'un "récit", mais d'un témoignage "sur le vif". Et connaissant le "toubib" en question, je peux même dire que la "pauvre vieille en question" n'est pas une femme du peuple (Angèle ne l'écrit d'ailleurs pas). Se souvenir de la mort de La Belle Otero. Etrange cette propension de bien des lecteurs à projeter leur propre idéologie sur un texte sans prendre la peine de vraiment le lire !!!
Rédigé par : Yves | 08 novembre 2008 à 12:22
Beau texte, beau témoignage. La dégradation d'un être humain nous est insupportable car elle annonce ce que sera notre carcasse et nous empêche de continuer à l'estimer, l'aimer. Il ne reste alors qu'à faire des choses très pratiques pour lui redonner figure humaine. Le récit du docteur m'a fait penser à L'Espèce humaine de Robert Antelme. Amitiés et fraternité, chère Angèle, c'est de circonstance.
Rédigé par : Thierry Delgrandi | 12 novembre 2008 à 14:33