Il y a cent douze ans, le 28 novembre 1908, naissait à Bruxelles Claude Lévi-Strauss.
br> Image, G.AdC
Ci-après l’hommage à Claude Lévi-Strauss qu’a confié à Terres de femmes le poète et universitaire Martin Rueff. Martin Rueff a participé, aux côtés de Frédéric Keck, Marie Mauzé et Vincent Debaene (préface), à l’établissement de l’édition des Œuvres de Claude Lévi-Strauss dans la Bibliothèque de la Pléiade (éditions Gallimard, mai 2008). LE JAGUAR AUX YEUX D’EAU Pour A. Pour que les questions de Claude Lévi-Strauss se fassent entendre, une certaine qualité de silence est requise, une attention particulière, une disponibilité qui s’accommode mal des éclats et des débats, des célébrations fastueuses, de la transformation en idéologie d’une des œuvres les plus radicalement neuves du siècle. Ainsi, pour peu qu’on veuille lire l’anthropologie structurale sur le plan qu’elle a contribué à créer, son programme est devant nous. On suggère ici trois de ses leçons : la première concerne son objet (le pluriel des hommes), la seconde son point d’application (les lois de l’esprit), la dernière sa thèse sur le sens (l’intelligence des structures). On conclut par un conseil de lecture.
1. Si Rousseau, selon l’hommage que lui rendait Lévi-Strauss en 1962, est le « fondateur des sciences de l’homme », c’est parce qu’il leur offre un objet et une méthode. « Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Essai sur l’origine des hommes). Le rapport entre le donné phénoménal (les hommes) et la structure de l’identité et de la différence se donne comme en chiasme par rapport à l’opposition du singulier et du pluriel. L’argumentation de Rousseau consiste à souligner que pour connaître le pluriel identique des hommes, il suffit de regarder près de soi leur variété mais que si, d’aventure, on veut connaître la singularité différenciée de l’homme, il faut aller loin de chez soi. Il y a donc un mauvais et un bon pluriel. Le mauvais pluriel, c’est le pluriel de l’identique ; le bon, celui qui introduit la différence. On dira que l’anthropologie invente le pluriel interne de l’homme comme la grammaire repère un complément d’objet interne. L’homme est ce système de différences d’avec lui-même qui ressort si on le compare à des occurrences qui s’éloignent du modèle qu’on a sous la main. L’ethnographe peut aider l’anthropologue quand il nous oblige à aller voir là-bas pour vérifier que nous n’y sommes pas et qu’il revient nous le dire.
2. Des Structures élémentaires aux Mythologiques, « grandes » ou « petites », l’anthropologue étudie le sens des articulations. Lévi-Strauss est ce philosophe que Hume appelait de ses vœux dans L’Enquête sur l’entendement humain : « Même s’il est difficile d’échapper à l’observation selon laquelle toutes les idées sont reliées entre elles (connected together), je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de philosophe qui se soit proposé d’énumérer ou de classer les principes d’association entre les idées ». Lévi-Strauss offre la plus singulière entreprise jamais tentée : proposer une science de l’entendement humain en décrivant les articulations à l’œuvre dans les structures mythologiques ― penser c’est associer, connecter, relier, articuler, structurer. Il reste qu’il a donné à ce principe une extension sans précédent : alors que Hume ramenait à trois les principes d’association des idées (la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou l’espace, et le lien de la cause et de l’effet), Lévi-Strauss cherche dans la « pensée sauvage » et ses expressions mythiques, les richesses savoureuses de toutes les formes d’association. Il y faut une patience et un tact sans commune mesure, mais aussi, et sans doute cette qualité est-elle associée aux deux premières, une athlétique qui conduit loin des sentiers battus par la philosophie. « Kantisme sans sujet transcendantal », cette formule de Ricoeur acceptée par Lévi-Strauss et reprise par Deleuze, indique que la quête des structures du sens échappe à la représentation d’un sujet. Il y a plus encore : l’association est partout. Elle est à l’œuvre dans les structures mêmes de l’esprit (c’est le matérialisme de Lévi-Strauss) et dans la perception même (son esthétique encore mal comprise nous apprend que le donné de la sensation est déjà affaire de structure et que « regarder » et « écouter », c’est déjà comme « lire » : ordonner). Enfin, comme le Valéry de L’Homme et la Coquille ou le Caillois des Cohérences aventureuses, Lévi-Strauss nous apprend que le structuralisme doit être généralisé à l’univers des formes naturelles.
3. L’anthropologie structurale enveloppe une thèse sur le sens que l’on retrouve dans les critiques que Lévi-Strauss a pu adresser à Freud ou à Panofsky. L’analyse structurale ne se soucie pas d’interpréter ou de remonter à quelque origine : elle s’emploie à reconnaître les règles selon lesquelles tout mythe est traductible en un autre, toute version en une autre version, tout code en un autre code, c’est-à-dire à établir que l’essence ou même la propriété fondamentale des mythes et des coutumes n’est autre que ce qui assure l’entre-traduction des diverses versions, des divers discours, des diverses représentations et des divers codes qui s’y font jour. Un argument grammatical nous en convaincra : Lévi-Strauss permet de remplacer la philosophie « réflexive » du pronom réfléchi de la tradition par une philosophie « distributive » du sens. Ainsi, quand il écrit dans Le Cru et le Cuit : « nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes et à leur insu », il précise immédiatement qu’il faut faire abstraction de tout sujet et considérer que d’une certaine manière « les mythes se pensent entre eux » : « les significations se signifient l’une l’autre ». Il n’y a donc pas le moindre sens à privilégier tel message prétendument originaire et fondamental, censé, qui plus est, être dépourvu de grammaire. Analyser, c’est entre-traduire, et, du même coup, formaliser, mettre au jour la grammaire générale ou l’armature formelle à laquelle est « asservi l’exercice de la pensée » quelle qu’elle soit et quelque contenu qu’elle se donne. Ainsi, comprendre les hommes, c’est accepter que nous n’avons pas le dernier mot, non pas parce qu’il est le point d’horizon qui recule devant nous à mesure que nous avançons, mais, tout bonnement, parce qu’il n’y a pas de dernier mot. On n’omettra pas que la première leçon est porteuse d’une morale et d’une politique, que la seconde enveloppe une nouvelle écologie, et la troisième, une sémiotique et une philosophie de l’art. Comprendre leur articulation reste la tâche de l’anthropologie qui vient. 4. Énoncées dans la pureté de leur programme, ces leçons ne doivent pas tromper sur la singularité de l’œuvre de Lévi-Strauss. On a cédé à notre tour, et pour les besoins de la clarté, à la géométrie sèche des propositions, alors que ce qui fait la force de l’œuvre Claude Lévi-Strauss, ce n’est pas tant un ensemble de thèses, qu’une forêt d’exemples, tous plus beaux, plus riches et plus surprenants les uns que les autres. On passera à côté des Mythologiques si on y cherche seulement une thèse nouvelle sur la nature et la culture (Claude Lévi-Strauss étudie comment elles ne cessent de s’emboîter et de se déboîter dans les mythes) ou une nouvelle intelligence de la signification (le mythe, comme le langage, « signifie la signification ») : il faut lire et relire les huit cents mythes examinés, recensés, résumés, interprétés, transformés. On y découvre partout des joyaux. Nous est-il permis d’en citer un ? Il s’intitule « les yeux du jaguar » : Le jaguar apprend de la cigale que le crapaud et le lapin lui ont volé le feu pendant qu’il était à la chasse, et qu’ils l’ont emporté de l’autre côté de la rivière. Le jaguar pleure ; un fourmilier survient, auquel le jaguar propose un concours d’excréments. Mais le fourmilier fait une substitution ; il s’approprie les excréments contenant la viande crue, et fait croire au jaguar que les siens consistent seulement en fourmis. Pour se rattraper, le jaguar invite alors le fourmilier à jongler avec leurs yeux désorbités : ceux du fourmilier retombent en place, ceux du jaguar restent accrochés en haut d’un arbre. Le voilà aveugle. A la prière du fourmilier, l’oiseau macuco fait au jaguar des yeux d'eau qui lui permettront de voir dans l’obscurité. Depuis lors, le jaguar sort seulement la nuit ; il a perdu le feu ; et il mange sa viande crue. Jamais il n’attaque le macuco. Un jaguar dépossédé du feu, un concours d’excréments avec un fourmilier, une jonglerie d’yeux qui finit mal, le concours d’un oiseau qui offre aux jaguars des yeux d’eau pour voir la nuit : beautés émouvantes et gracieuses qui émeuvent jusqu’aux larmes 5. Interrogé en 1965 sur les découvertes des hommes qu’il faudrait léguer à nos successeurs, Lévi-Strauss ironisait mais son sourire était triste : « mieux vaut donc laisser quelques témoignages que, par notre malfaisance et celle de nos continuateurs, ils n’auront plus le droit de connaître : la pureté des éléments, la diversité des êtres, la grâce de la nature, et la décence des hommes. » Parce qu’elle aura su penser la pureté des éléments et la diversité des êtres, parce qu’elle aura redonné un sens à la grâce de la nature, l’œuvre de Claude Lévi-Strauss figure aujourd’hui comme un des plus beaux monuments de la décence des hommes. Martin Rueff D.R. Texte Martin Rueff |
Retour au répertoire du numéro de novembre 2008
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.