Il y a 150 ans, le 24 novembre 1870, mourait à Paris Isidore Ducasse, comte de Lautréamont.
Man Ray, The enigma of Isidore Ducasse
National Gallery of Australia, Canberra
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Lautréamont ne pouvait disparaître dans la folie, étant né dans la folie, ni dans l'enfance, la force en lui de la lumière l'ayant rendu plus fort que la folie et la nostalgie de l'enfance. Revenir en arrière n'est pas possible à qui a déjà subi l'épreuve du retour, l'a surmontée et, dans cet effort, a réellement pris naissance. Lautréamont est cet être étrange qui, irréel encore sous le nom apparent de Ducasse, a voulu se donner le jour et porter tout à fait la responsabilité de son propre commencement. Tentative qui est la vérité de son mythe. Mais, à celui qui veut devenir maître de son origine, il apparaît bientôt que naître est un événement infini. Naître, c’est venir au jour et, ensuite, dans le jour, c’est chercher ses limites, sans lesquelles il n’y a pas d'être véritable. Et, les limites ne pouvant être imposées du dehors sous peine de détruire le droit et la responsabilité de la naissance, il faut qu'elles soient les limites mêmes du jour, de ce jour qui est déjà en Lautréamont comme une aspiration illimitée et dont le moment extrême désigne le seul point, idéal et réel où, cessant d'être lui, il peut devenir, en dehors de lui, tout à fait lui-même, venant enfin et pour toujours au moment de l'ultime instant qui l'en fait disparaître.
Les derniers instants de Ducasse ne nous sont pas connus. Ils ne pouvaient l'être, ne pouvant apparaître que dans cette ignorance qui en montre la seule vérité. Qu'a été l'intrigue de ces dernières heures ? La loi, suprême incarnation de la raison de tous, sous l'aspect bouffon de l'autorité napoléonienne, s'est-elle exercée contre lui ? A-t-il lui-même, dans un dernier mouvement de sa souveraineté, rompu la promesse, faite aux Chants de Maldoror, de ne jamais attenter à sa vie, promesse qui à cet instant avait un sens, car le suicide était alors la tentation des ténèbres, mais elle est aujourd'hui celle de la lumière , et qui voudrait résister à un tel appel du jour ? Ou encore, lui qui d'un bout à l'autre, a associé son destin à la littérature, qui déjà avait cherché, par le plagiat, à disparaître dans la parole d'autrui, maintenant, dans la chambre du cinquième étage où jadis sa main encore absente avait réussi à tracer le « Plût au ciel » qui marquait et le commencement de Maldoror et le sien, dans cette même chambre où il n' a plus cette fois ni bruissement ni ombre ni angoisse ni hantise, devant ce livre, toujours futur, consacré au calme, entendant le sens de ce calme qui, pour prendre réalité dans les mots, exige de devenir la seule substance de sa vie, connaît-il, au plus extrême de sa lucidité, sa dernière métamorphose et la seule véritable, celle qui à cet instant fait de lui la modestie et le calme mêmes ?
La fin de Lautréamont garde on ne sait quoi d'irréel. Attestée par la seule parole de la loi et dans la brève mention de l'acte de décès, « décédé...sans autres renseignements », aussi rapprochée que possible de la banalité, il semble qu’elle manque, n'ayant pas eu besoin d’arriver pour avoir lieu. C’est par sa fin, si étrangement effacée, que Lautréamont est devenu, à jamais, cette manière invisible d’apparaître qui est sa seule figure, et c'est dans l'incognito de la mort qu’il s’est, aux yeux de tous, enfin manifesté, comme si, il avait peut-être trouvé la mort, mais aussi, dans la mort, le moment juste et la vérité du jour.
Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Les Éditions de Minuit, 1963, pp. 187-188.
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C'est beau ce texte de Maurice Blanchot. Cette immense solitude de celui qui écrivit jusqu'à la rupture de ce qui est connu et cette avancée périlleuse dans les champs du jamais encore dit . C'est beau aussi cet effacement dans l'approche de la mort comme si sa parole devenait futile devant l'éblouissement qui est effacement des questions et des langues. Il a écrit dans cet espace comme un funambule avec ce vertige de la chute dans le trop de mots ou le plus assez de mots et puis l'informulable. Le fil où il avançait, c'était le grand silence pénétré par le balancier des mots maudits.
Rédigé par : christiane | 26 novembre 2008 à 17:26