Éditions Verdier, 2008.
Lecture d’Angèle Paoli
![]() Ph., G.AdC HOC EST CORPUS MEUM, HIC EST MUNDUS Tout commence avec le père. Avec le commerce sexuel d’un père avec son fils, tout juste adolescent. Un père bûcheron de la Creuse, à la sex/sensualité brute, quasi primitive. C’était arrivé un jour, au petit matin, sur le carreau de la cuisine, et le fils, que son père bichonnait depuis sa naissance, s’était laissé prendre sans réticence. De ce premier « adoubement » et des cérémonies qui suivirent avec le père mais aussi, sous ses yeux, avec d’autres bûcherons du crû, date ce « besoin de sueur séchée, de salive, de sperme venu du fond des temps » auquel Jérôme ne va cesser de répondre tout au long de L’Amant des morts, dernier roman de Mathieu Riboulet. De gamin creusois « grandi sur le plateau » entre une mère désœuvrée et vide et un père régi par des forces animales dévastatrices, ancestrales, Jérôme devient ce « joli brin de garçon » dont le déhanchement étrange subjugue. Pas seulement les hommes, tous les hommes, mais aussi ses tantes jumelles, Alix et Constance Mondeville chez qui Jérôme débarque, un beau jour, rue de Liège. Commence alors à Paris, dans le « triangle d’or » ― Saint-Lazare, Clichy, les Batignolles ―, une vie partagée entre le confort semi-bourgeois que lui offrent ses tantes et leur affection admirative emplie d’un désir interdit, son travail régulier et sérieux dans leur commerce de cartons d’emballage, et son destin d’homosexuel lumineux. Dont le corps désirable et souple se livre sans façon aux désirs les plus sombres des amants de passage. « On en était là, avec lui ». « Voilà, c’était l’amour. Quoi d’autre ? Pour Jérôme, rien qu’un peu de commerce dans la journée pour oublier les risques insensés de la nuit. » Jusqu’au moment où la maladie fait irruption dans la vie de Jérôme. Qui recueille La Biquette mourante ― « d’où s’échappe, formant filet puis flaque et bientôt mare, une sécrétion comme seule la part obscure de l’humain peut en générer, et la douleur stupide à l’entêtant parfum de sueur de la peur » ―, la soigne avec des gestes débordants de tendresse, la protège de sa présence réconfortante. Jusqu’à sa mort. Dès lors se glisse en Jérôme une force invincible qui irradie de « tous ses pores », « un flux de désir intense », acte de foi qui passe par le don total du mystère du corps et de soi : « prenez, ceci est mon corps, ceci est le monde, ceci est à vous. » De cette offrande athée naît la communion exaltée de Jérôme avec le monde des siens. Celui des Séropos s’immolant, au cours d’une scène à la flamboyance médiévale, sur les tombes du Père-Lachaise. Offrande ultime qui fait de lui, pour longtemps encore, le porte-parole et le messager glorieux de ses semblables. L’amant des morts. Roman aux tonalités riches et complexes, L’Amant des morts est porté à son plus haut degré de ciselure par une écriture exigeante et un phrasé incantatoire. Qui tiennent en suspens sur la ligne de crête du récit. Une prise de risque parfaitement maîtrisée par Mathieu Riboulet. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
MATHIEU RIBOULET Source ■ Mathieu Riboulet sur Terres de femmes ▼ → Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien → 9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien → Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives) → [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien) ■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) 29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet) |
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C'est un auteur qui ne laisse pas indifférent. Ce nouveau roman de Mathieu Riboulet (que je n'ai pas encore lu) doit être d'une puissance toute enclose dans la fragilité du corps, aux désirs aigus, de ce Jérôme qui se fragilise par la maladie, sculptée par les mots et une langue admirable que j'ai déjà savourés. Merci, Angèle, de nous offrir cette nouvelle joie à venir. Votre chronique pudique donne, encore une fois, envie d'être pris en otage par une lecture...
Rédigé par : Christiane Parrat | 21 octobre 2008 à 17:08
Un très bel article de René de Ceccatty sur L'Amant des morts vient d'être publié ce jour (et mis en ligne) dans Le Monde des Livres.
"L'Amant des morts", de Mathieu Riboulet : une effrayante liberté
LE MONDE DES LIVRES | 23.10.08 | 11h37 • Mis à jour le 23.10.08 | 11h37
Dix ans après la mort de Julien Green, quelques mois après celle de Tony Duvert, si triste, si discrète, suscitant un curieux requiem consensuel, voici surgir une voix qui rappelle les leurs. Ces deux parrainages pourraient paraître incompatibles, tant les personnalités de ces écrivains sont différentes et leurs générations ou leurs parcours éloignés de ceux de Mathieu Riboulet, à cela près qu'ils sont tous trois homosexuels.
Qu'est-ce qui rapproche Mathieu Riboulet de Green ? Son mysticisme, son lyrisme, ses visions poétiques, son obsession du mal et de la rédemption, sa hantise des huis clos. Qu'est-ce qui l'apparente à Tony Duvert ? Son naturalisme, sa précision sociologique, son ironie, son acuité dans la description des relations familiales un peu tordues (y en a-t-il d'autres ?) et sa violence sociologique : une constatation d'un chaos généralisé que ne peut sauver qu'une attitude humaniste, animée de spiritualité.
C'est une voix doublement décalée que la sienne. Les préoccupations spirituelles et le tempérament mystique associés au sida (car il s'agit aussi, dans ce roman très concentré, de l'histoire de cette maladie), quand elles ne sont empreintes d'aucune bondieuserie compassionnelle, sont finalement insolites. La tonalité ambivalente, visionnaire et naturaliste, ironique et lyrique, apparaît également inhabituelle, à une époque dominée par les provocations plus frontales, les autofictions plus primaires, les aveux où l'arrogance sommaire fait figure de sincérité et la désinvolture désordonnée de vérité. On est, avec Mathieu Riboulet, dans une conception beaucoup plus fine, plus ambiguë peut-être aussi, de la littérature.
Ce n'est pas son coup d'essai. Cet écrivain secret a poursuivi son oeuvre avec une totale liberté. Quand il parle de lui, c'est un chant onirique, presque religieux. Qu'il ait un tempérament de poète, cela ne fait aucun doute. Qu'il ait avec le monde une relation mystique, non plus. Source, âme, ange figurent dans les titres de ses livres et cela n'a rien d'artificiel : ces termes correspondent à son vocabulaire naturel. Et la sexualité ? Elle est au centre du présent livre. D'une manière qui peut créer chez le lecteur un profond malaise.
Jérôme est le fils d'un bûcheron et d'une soixante-huitarde parisienne, en quête de libération sexuelle. Il est né en 1971, en plein rêve libertaire, écologique, baba cool. Mais sa mère, exaltée, égoïste et paumée est vite marginalisée par le couple que vont former son mari et son fils. Entre eux va se produire un événement "effrayant et souverain" : une attirance sexuelle brutale, incestueuse donc, mais sans abus de pouvoir ni violence. Quoique l'auteur décrive cette initiation, quasiment animale et, en tout cas, irrationnelle, avec un souci de réalisme, le lecteur a la sensation de lire un rêve, un cauchemar sans doute, mais d'une force tyrannique. Deux âmes perdues qui quêtent "l'essence prometteuse du monde qui partout ailleurs se dérobait", "une démesure que seules la psychiatrie et la justice, parfois les deux, avaient entrepris de nommer".
"PROMESSE DE DÉSESPOIR"
A 20 ans, après une liaison trop insistante avec un chauffeur de taxi, Jérôme va se réfugier chez les soeurs jumelles de sa mère, qui tour à tour le convoitent et le protègent, séduites par son charme, mais attendries par sa nature. "Il aurait fallu Dieu", pense l'une d'elle, en entrevoyant le destin de son neveu. Ou encore : "Constance espéra qu'il avait trouvé l'amour, Alix n'osa dire qu'à ses yeux, c'était plutôt la mort, parce qu'au centre de l'espèce de béatitude inscrite sur son visage, elle avait vu s'ouvrir une promesse de désespoir qu'elle n'avait raisonnablement pu rattacher à autre chose." Et c'est là que Mathieu Riboulet se singularise par rapport aux écrivains qui paraissent l'annoncer. Il a consacré à la romancière italienne Anna Maria Ortese un très bel hommage (Deux larmes dans un peu d'eau, Gallimard, 2006) et ce sont de tels raccourcis qui expliquent cette parenté. De même avec Willa Cather, citée en exergue. On aurait pu penser, aussi, à William Goyen.
La mort d'un jeune voisin, foudroyé par le sida, va réveiller chez Jérôme non pas un élan d'empathie chrétienne, mais un sentiment poétique d'une autre dimension. Une conscience de l'absurdité de "la grande mascarade sans queue ni tête qui nous tient lieu d'existence", sans appel au renoncement. Un mouvement d'affranchissement du monde, de liens terrestres et sensuels qui ont été des révélateurs, des poisons et des remèdes. Un besoin d'angélisme, "la tentation du bien".
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L'AMANT DES MORTS de Mathieu Riboulet. Verdier, 96 p., 9,80 €.
René de Ceccatty
Article paru dans l'édition du 24.10.08.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 23 octobre 2008 à 12:10