« LÀ, LE VOYAGEUR DÉNOUE L’ÉNIGME DES PIERRES »
Histoire d'une séparation qui ne peut prendre fin, alimentée qu'elle est par l'écriture d'une lettre d'amour toujours réitérée, jamais interrompue, Lettre aux deux sœurs d'Issa Makhlouf est porté, tout au long de sa composition, par la même poésie énigmatique que celle que j'avais découverte dans Mirages1. Mirages éblouissants de l'amour-attente, mirages de la passion partagée, mirages de l'impossible guérison. Vertiges.
Double vertige et double incessante voration à laquelle celui qui écrit, amant et poète, se soumet, amour de l'absente et amour de l'écriture ― qui entretient la « flamme du trésor perdu » ―, Lettre aux deux sœurs, dont l'ouverture se fait sur la voix de Kathleen Ferrier, chante « un amour nimbé de mystères » qui puise ses racines « dans nos profondeurs depuis les balbutiements de la genèse ». Écrit par un homme raffiné, promeneur, photographe, amant passionné et délicat, philosophe et poète, Lettre aux deux sœurs s'écrit au fil des jours, mêlant aux lieux traversés, propices à la méditation, les souvenirs d'un temps révolu (dix années de séparation) et les interrogations liées à la promesse d'une rencontre prochaine.
La première page de Lettre aux deux sœurs pose d'emblée la question fondatrice de l'écriture : « Pouvons-nous écrire si nous n'avons pas à qui écrire ? » Question reprise en écho quelques pages plus loin :
« Nous écrivons pour l'absent.
Dans la vastitude de ce lieu, seul l'absent est présent.
Son silence remplit entièrement l'espace. »
Apparemment adressée à une seule femme, la lettre se révèle une savante partition épistolaire (sans date d'émission ni destinataire explicitement nommé) où voix et visages s'entrelacent, démultipliant à l'infini, dans un étrange jeu de miroirs et d'inversion des rôles, lectures et confidences, questions et répons. De sorte que l'émetteur que l'on croyait stable est à son tour l'objet d'interrogations qui portent bien au-delà de lui-même :
« L'émetteur de l'appel est-il en nous ou en dehors de nous? Est-il proche ou distant ? Il est au-delà de ce que nous voyons, toujours, dans ce qui dépasse l'assemblage de la nuit et du corps, la traversée des ténèbres vers la lumière reculée. Signe de notre passage ne laissant nulle trace. » Jusqu'à la prise de conscience finale et à sa révélation : « Je ne savais pas que ce que je t'écrivais n'était pas en fait destiné à toi seule » / « Ce n'est que maintenant que je ressens la densité de la double voix sortant de vos gorges alors que je pensais qu'il ne s'agissait que de ta voix et croyais que les lettres que je t'écrivais étaient à toi seule adressées ». Jusqu'à l'aveu qui s'exprime dans la métaphore picturale du chapitre XXI :
« Je cherche la troisième couleur qui naîtrait de la rencontre de deux jaunes soutenus comme il en est de la façade de l'église Saint-Marc à Venise. Je la retiendrais et la fixerais pour que sa lumière déblaie devant nous la neige. »
Alternant chapitres numérotés, histoire de la lettre, liée à celle de l'amour – « J'ignore pourquoi elle m'a choisi pour que je devienne le narrateur de sa propre histoire, de ce parcours enrobé de mystère dont je ne connais ni le début ni la fin » – et textes brefs en italiques où se dit le « cheminement de la quête de soi », le poète construit sa pensée dans une incessante confrontation de ses pérégrinations mentales et de ses propres interrogations sur lui-même. Il écrit, dit-il, « pour recouvrer ce que nous croyons avoir perdu de notre vie et affronter la mort de l'enfance antérieure à toute mort. »
Véritable tissage aux voix multiples, Lettre aux deux sœurs allie poésie extrême et extrême sensualité. Mais peut-être la clé de cette lettre se tient-elle inscrite dans l'âme discrète mais essentielle de ces pierres dispersées tout au long des feuillets en train de s'écrire, pierres « plus anciennes que la vie elle-même », « ces pierres qui ont présidé à la mémoire de la terre » et que le poète s'attache à retenir entre ses doigts, suivant en cela la voix/voie de Roger Caillois :
« Réussirai-je, alors que le temps m’est chichement compté, à polir mes petites pierres et à te les restituer dans une forme correspondant à tes désirs ? » Celle de la Vierge à l'Enfant entourée d'anges de Jean Fouquet, celle de la paume de la main dans La Diseuse de bonne aventure du Caravage, celle de La Danseuse d'Izu de Yasunari Kawabata. Ou celle encore de l' Aphrodite Sôsandra, dont « la tristesse énigmatique » « émeut au plus profond ».
Abandonnée à son tour, la lettre inachevée laisse le poète à son incomplétude :
« Que fera donc l'ébloui avec l'objet de son éblouissement ? » La réponse est dans l'injonction lancée à l'oiseau :
« Plane, oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions ;
N'arrête pas de battre des ailes. Ne t'arrête pas, oiseau ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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1. José Corti, 2004.
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"Nous écrivons pour l'absent(e)."
On le comprend ici, le poète écrivant à une femme. Mais si on prend l'écriture en général, à quel(le)absent(e)s'adresse-t-elle? Pour qui écrit-on, finalement? Pour un lecteur imaginaire, pour nous-même, pour les dieux qui peut-être nous écoutent ou tout simplement pour recréer le monde tel que nous aurions voulu qu'il fût?
Rédigé par : Feuilly | 11 octobre 2008 à 22:02
Tout cela ensemble et tour à tour, mon cher Feuilly. Vous avez raison. Et Issa Makhlouf le sait aussi, qui, dans Mirages, fait le récit d'un aveugle dont le "premier écrit est un poème, c'est-à-dire une simple tentative de capter le souffle du temps et de retourner vers des lieux perdus à jamais."
"C'est ainsi (dit le narrateur) qu'il se mit à rêver à des villes lointaines qu'il ne verrait plus car sa cécité les recouvrait de son ombre. A des mers où il ne s'embarquerait pas, celles-là mêmes que des dents de dauphins déchirèrent. Et à des auberges où il dormirait une nuit, jamais deux. A imaginer une mer, une plaine ou une montagne, à écouter même de la musique, parfois, dans le sentiment d'être sur le point de recueillir quelque chose qu'il ne pourra jamais exprimer. Car écriture et labyrinthe, écriture et miroirs, miroirs et masques, nuit et boussole, tout cela n'est que le reflet des choses, rien de plus."
Issa Makhlouf, Mirages, Librairie José Corti, 2004, p. 33.
Rédigé par : Angèle Paoli | 11 octobre 2008 à 23:02
Peut-être que l'écriture se destine à un lecteur imaginaire tel que nous l'aurions voulu et que croise parfois un lecteur réel comme une ombre aussitôt avalée par l'ogre des reflets.
Tout en vous lisant, puisqu'elle est évoquée ici, j'écoute Kathleen Ferrier. Sa voix rare de contralto cisèle les poèmes de Friedrich Rückert et de Goethe sur les musiques de Malher et de Brahms, désir et nostalgie, des mélodies très proches du très beau livre que vous évoquez, ici.
" Mais là-bas, qui est-ce ?
Son chemin se perd dans les broussailles,
derrière lui
les buissons se referment,
l'herbe se dresse à nouveau,
le désert l'engloutit."
"O vous, désirs, qui ne cessez d'agiter
notre coeur sans trêve ni repos !
O toi, nostalgie, qui secoue ma poitrine
quand te reposes-tu, quand sommeilles-tu ?
Le murmure des vents, des jeunes oiseaux
ne vous endort-il donc jamais, désirs passionnés ? "
"A minuit
j'écoutai
mon coeur battre.
Je sentis un battement
de douleur
à minuit."
Elle chante tout cela, en allemand et les mots en sont encore plus sombres. Et vous, Angèle, comme à votre habitude, vous glissez votre voix dans celle de l'auteur que vous avez choisi et je ne sais plus de vous deux, laquelle est présente. Vous rendez le beau livre d'Issa Makhlouf, indispensable...
Rédigé par : Christiane Parrat | 12 octobre 2008 à 08:04
Merci pour ces paroles, chère Christiane, qu’Issa ne pourra pas lire tout de suite. Pendant que je vous écris, Issa embarque dans l'avion de 9h00, à destination de Beyrouth, pour assister à la Première d'une pièce de théâtre [dossier de presse en pdf] qu’il a écrite avec Nidal Al Achkar (et qui sera présentée à Paris au printemps prochain), et pour participer ensuite au Salon francophone du livre qui se tiendra du 23 octobre au 2 novembre (c’est la région Provence-Alpes-Côte d’Azur qui est la région invitée d’honneur cette année en même temps que l’éditeur Actes Sud). Le samedi 25 octobre aura lieu une lecture par Issa Makhlouf de Lettre aux deux sœurs.
Issa m’a dit qu’il portait mes mots en lui… Je suis sûre que les vôtres le toucheront aussi profondément.
Savez-vous que vous pouvez aussi écouter Kathleen Ferrier (et lire l’incipit qui correspond) en cliquant sur le mot voix dans la note consacrée à Lettre à deux soeurs ? Mais là, ce n’est ni Mahler, ni Brahms, mais la Passion selon saint Matthieu.
PS 1. En novembre 2005, j'avais écrit une courte note sur Kathleen Ferrier/Ewig… Ewig.
PS 2. Je viens d'ouvrir mes volets. Il fait très beau. Je vais pouvoir me baigner.
Rédigé par : Angèle | 12 octobre 2008 à 08:50
Faute de mer proche je me baigne dans l'écume des mots. Je viens de commander ce livre dont vous m'avez donné soif. Je vous en reparlerai après, comme pour Icare ou Lalla. Comment fait-on pour accéder à votre chronique sur K. Ferrier ?
Rédigé par : Christiane Parrat | 12 octobre 2008 à 13:49
Christiane, en l'absence d'Angèle (qui descend actuellement par le sentier au travers du maquis vers la marine de Ghjottani), je vous réponds :
- vous pouvez cliquer sur Kathleen Ferrier (lien actif, j'ai vérifié), dans l'article Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs. Là vous arrivez sur une biographie (ce n'est pas à proprement parler une chronique) et un poème de Bonnefoy, commenté par Michèle Finck. Tout en bas de la page, dans la zone encadré, il y a plusieurs liens actifs (déplacez la flèche avec votre souris jusqu'à ce qu'apparaisse une main, puis cliquez), dont un sur Ewig… Ewig (j'ai aussi vérifié, ça marche).
N'hésitez pas à écrire en cas de difficulté.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 12 octobre 2008 à 15:10
J'ai lu ce livre très lentement pour le laisser respirer, pour lui donner le temps de la correspondance. Il éclaire tellement le difficile chemin de l'amour. J'avais souligné ces phrases si fines. Je les offre aux lecteurs de votre blog en cadeau. Sous la belle méditation de Feuilly, elles joueront au lierre...
"Que tu t'approches de l'amour signifie, implicitement, que tu t'approches de la peau de son contraire...
Nous partons sans crier gare et sans adieu. Même quand l'un de nous est à l'intérieur de l'autre, nous partons alors que nous sommes à l'intérieur de lui. Nous l'embrassons et nous partons. Nous le couvrons de baisers et nous nous évertuons à nous en rapprocher tant nous tenons à nous en éloigner...
Nous nous perdons dans l'espace imaginaire de nos corps et nous tirons les rideaux sur notre peur."
Très beau livre...
Rédigé par : Christiane | 16 novembre 2008 à 16:46