Dans la nuit du
27 au 28 octobre 1466 (ou 1467 ?) naît à Rotterdam,
Érasme, fils illégitime de Gérard Praët et d’une mère prénommée Marguerite, qui était elle-même la fille d’un médecin de Sevenbergen.
ÉRASME, GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UNE IDÉE
« Symbole incomparable que la naissance de ce génie qui appartient à l’humanité tout entière ! Érasme n’a ni patrie ni famille réelles ; il est sans origines, en quelque sorte. Ce nom d’Erasmus Rotterdamus appelé à une célébrité mondiale, il ne le tient ni d’un père ni d’un ancêtre, c’est un nom d’emprunt ; la langue qu’il parlera sa vie durant, ce n’est pas le hollandais, sa langue maternelle, mais le latin, une langue apprise. Le jour de sa naissance et les circonstances qui l’accompagnèrent sont entourés d’un profond mystère ; à peine est-on sûr qu’il soit né en 1466. Érasme est d’ailleurs en grande partie responsable de cette obscurité ; il n’aimait pas parler de sa naissance : c’était un enfant illégitime, et, chose plus fâcheuse encore, l’enfant d’un prêtre, ex illicito et ut timet incesto damnatoque coitu genitus ; le récit romanesque que Charles Reade nous fait de l’enfance d’Érasme dans son célèbre roman The cloister and the heart est pure imagination. Son père et sa mère meurent de bonne heure et, comme on le devine, les parents montrent la plus grande hâte à se débarrasser du bâtard. Par bonheur, l’église est toujours prête à attirer à elle un jeune garçon doué. À neuf ans, le petit Desiderius (il était plutôt indésiré) est envoyé à l’école capitulaire de Deventer, puis à Bois-le-Duc ; en 1487, il entre au cloître des Augustins de Steyn, non pas tant par vocation religieuse que parce que ce monastère possède la meilleure bibliothèque classique du pays ; c’est là qu’en 1488 il prononce ses vœux. Mais rien n’atteste qu’il fut d’une piété ardente pendant ces années de vie monastique ; il semble plutôt, d’après ses lettres, que ce soient les beaux-arts, la littérature latine et la peinture qui l’aient principalement occupé. En tout cas, en 1492, il est ordonné prêtre par l’évêque d’Utrecht.
On ne vit Érasme dans ses vêtements sacerdotaux qu’en de rares occasions et il faut faire un certain effort pour se rappeler que cet homme à l’esprit libre et à la plume impartiale appartint réellement, jusqu’à son heure dernière, à l’état ecclésiastique. Mais Érasme possédait l’art de se débarrasser discrètement, sans attirer l’attention, de ce qui le gênait et de conserver son indépendance d’esprit en dépit de tout vêtement ou de toute contrainte. Sous les prétextes les plus habiles, il obtint de deux papes une dispense l’autorisant à ne plus porter la soutane ; quant à l’obligation de jeûner, il trouva moyen de s’y soustraire grâce à un certificat médical. Et malgré toutes les prières, les exhortations, voire les menaces de ses supérieurs, une fois sorti du couvent jamais plus on ne l’y revit.
Ceci nous dévoile déjà un des principaux traits, le trait essentiel peut-être de son caractère : Érasme ne veut se lier à rien ni à personne. Il n’entend pas s’astreindre à servir fidèlement un maître, un prince, ni même Dieu ; sa nature éprouve un profond, un irrésistible besoin d’indépendance qui l’oblige à rester libre et à ne se soumettre à personne. En son for intérieur, il n’a jamais reconnu l’autorité d’un supérieur, il ne s’est jamais senti lié à une université, une charge, un couvent, une église ou une ville ; sa vie entière, il a défendu avec une muette et tenace obstination sa liberté morale autant que sa liberté spirituelle.
À ce trait vient s’en ajouter un second : Érasme est bien un fanatique de l’indépendance, mais il n’est rien moins qu’un rebelle, un révolutionnaire. Au contraire, il abhorre tous les conflits ouverts ; en tacticien habile, il se garde bien d’opposer une résistance inutile aux puissants et aux puissances de ce monde. Il préfère pactiser avec eux que les fronder, il aime mieux se rendre libre par la ruse que par la lutte ; si son âme se sent à l’étroit dans son froc de moine, il ne fait pas comme Luther, il ne s’en dépouille pas d’un geste audacieux et dramatique ; non, il le retire sans bruit, après en avoir discrètement demandé la permission : en digne élève de son compatriote maître Renard, il évite avec adresse les pièges qu’on lui tend pour lui ravir sa liberté. Trop prudent pour jamais devenir un héros, il obtient par sa clairvoyance, par sa connaissance supérieure des faiblesses humaines tout ce dont a besoin le développement de sa personnalité ; sa victoire, dans la lutte incessante qu’il mène pour vivre comme il l’entend, il ne la doit pas à son courage mais à sa psychologie.
Stefan Zweig, Érasme, grandeur et décadence d’une idée, Éditions Bernard Grasset, 1935 ; Collection Les Cahiers Rouges, 1990, pp. 39-40-41-42.
En 1509, alors qu’il s’en revenait de son séjour en Italie ― où « il avait vu l’Église en pleine décadence et le pape Jules II » ― et traversait les Alpes, Érasme, installé sur le dos de son âne, invente une petite histoire réjouissante. Arrivé en Angleterre, « il jette sur le papier cette satire destinée à égayer ses amis ». En l’honneur de son ami Thomas More, il l’intitule Encomium moriae, Laus Stultitiae. Éloge de la Folie.
Jheronymus Bosch van Aken, dit Bosch
(v. 1450 - 1516)
La Nef des fous, v. 1510 - 1515
Huile sur bois, 58 x 33 cm
Source
ÉLOGE DE LA FOLIE, EXTRAITS, CHAPITRES VIII, IX, X.
[8] VIII. ― Si vous demandez où je suis née, puisque aujourd'hui la noblesse dépend avant tout du lieu où l'on a poussé ses premiers vagissements, je vous dirai que ce ne fut ni dans l'errante Délos, ni dans la mer aux mille plis, ni dans des grottes azurées, mais dans les Iles Fortunées où les récoltes se font sans semailles ni labour. Travail, vieillesse et maladie y sont inconnus ; on ne voit aux champs ni asphodèles, ni mauves, ni scilles, lupins ou fèves, ni autres plantes communes; mais de tous côtés y réjouissent les yeux et les narines le moly, la panacée, le népenthès, la marjolaine, l'ambroisie, le lotus, la rose, la violette, l'hyacinthe, tout le jardin d'Adonis. Naissant dans de telles délices, je n'ai point salué la vie par des larmes, mais tout de suite j'ai ri à ma mère. Je n'envie point au puissant fils de Cronos sa chèvre nourricière, puisque je m'allaitai aux mamelles de deux nymphes très charmantes : l'Ivresse, fille de Bacchus, et l'Ignorance, fille de Pan. Reconnaissez-les ici, dans le groupe de mes compagnes. Je vais vous présenter celles-ci, mais, par ma foi, je ne les nommerai qu'en grec.
[9] IX. ― Celle qui a les sourcils froncés, c'est Philautie (l'Amour-propre). Celle que vous voyez rire des yeux et applaudir des mains, c'est Colacie (la Flatterie). Celle qui semble dans un demi-sommeil, c'est Léthé (l'Oubli). Celle qui s'appuie sur les coudes et croise les mains, c'est Misoponie (la Paresse). Celle qui est couronnée de roses et ointe de parfums, c'est Hédonè (la Volupté). Celle dont les yeux errent sans se fixer, c'est Anoia (l'Étourderie). Celle qui est bien en chair et de teint fleuri, c'est Tryphè (la Mollesse). Et voici parmi ces jeunes femmes, deux dieux : celui de la Bonne Chère et celui du Profond Sommeil. Ce sont là tous mes serviteurs, qui m'aident fidèlement à garder le gouvernement du Monde et à régner, même sur les rois.
[10] X. ― Vous connaissez mon origine, mon éducation, ma société. À présent, pour bien établir mes droits au titre divin, je vous révélerai quels avantages je procure aux Dieux et aux hommes, et jusqu'où s'étend mon empire. Ouvrez bien vos oreilles. On a écrit justement que le propre de la divinité est de soulager les hommes, et c'est à bon droit qu'en l'assemblée des Dieux sont admis ceux qui ont enseigné l'usage du vin, du blé, et les autres ressources de la vie. Pourquoi donc ne pas me reconnaître comme l'Alpha de tous les Dieux, moi qui prodigue tout à tous ?
Érasme, Éloge de la Folie, Editions Garnier, 1964 ; GF-Flammarion, 1989, pp. 20-21. Traduction de Pierre de Nolhac.