DEPUIS TOUJOURS ENCORE UN PEU
On a frappé à la porte-fenêtre. C’est jour de travail et jour de pluie à l’atelier, à l’abri des signes avant-coureurs de la frénésie ordinaire. Le glas vient de sonner, comme chaque jour depuis le début de l’automne, deux coups pour un homme, trois pour une femme, ou bien l’inverse, je ne sais plus.
Il est entré. Revêtu de sa salopette de chantier. Il sourit, d’un sourire un peu apprêté, annonciateur de demandes encore informulées. Il tient dans ses mains des feuilles de l’Administration. Ce n’est pas pour lui. C’est pour le vieux Micòl. Je lui tourne le dos, les yeux rivés sur mon écran et les doigts au clavier. Elien pivote sur son fauteuil et fait cordialement s’avancer l’ami, encore indécis sur le pas de la porte. Il vient pour l’autre, le vieux Micòl. Celui qui vit reclus derrière ses volets clos. Depuis toujours.
Lui, le vieux, c’est « l’homme à la loupe ». C’est ainsi que nous l’avons surnommé. Depuis toujours. Il habite la maisonnette jaune, à côté de la chapelle de l’Assomption. C’est là qu’il vit, cloîtré entre ses murs. Parfois, l’été, aux heures où s’atténuent la chaleur et la lumière, nous l’apercevons, silhouette étrécie qui longe les murets et s’aventure sur la route d’une démarche hésitante. Parfois encore, mais rarement, je croise son regard d’aquarium dans la pénombre, son regard trouble d’homme livré à la plus absolue des solitudes.
Depuis toujours, depuis notre lointaine enfance, il est celui qui nous fait peur. Il est « l’homme à la loupe » et cela suffit à nous remplir d’effroi. J’ignore laquelle des deux, de ma sœur ou de moi, a imaginé ce surnom pour désigner celui dont le front ― livide ― porte une excroissance osseuse suffisamment apparente pour continuer d’effrayer celles qui, enfants, prenaient la fuite dès que le vieux franchissait le seuil de sa maison et hasardait quelques pas sur la placette de la chapelle.
C’est pour lui, le vieux Micòl, que Ranuccio, salopette de chantier, vient trouver Elien. Il ne sait trop que faire de ces papiers de l’Administration. Il ne comprend pas ce qu’on lui veut au vieux Micòl. Ni qui lui en veut. Heureusement, Elien, lui, comprend. Trop bien. Il sait qu’il faut rédiger un courrier et fournir des attestations. Faire vite. Car nul ne sait, à la ville, si le vieux Micòl vit encore. Il faut qu’il en fasse la preuve. Est-il mort ? Est-il vivant ? C’est de cela et à cela qu’il lui faut répondre. Il lui faut fournir les preuves de sa disparition ou de son existence. Ou de sa non-clandestinité (est-il en situation régulière ?). Fournir des justificatifs. Mort ou vif, il doit se déclarer. Lui que son mode de vie a rendu invisible, barricadé qu’il est, depuis toujours, derrière ses volets clos. Qui peut vraiment dire s’il est vivant ? Notre ami Ranuccio, lui, le sait. Il n’a pas peur de passer la porte du vieux Micòl et de se présenter devant son regard halluciné. Il a compris qu’il y avait urgence. L’hibernation a des limites et il faut que Micòl prouve dans les meilleurs délais qu’il est encore de ce monde, même si ce monde a depuis longtemps la couleur fade de la mort. Voilà la carte d’identité, l’extrait d’acte de naissance, voilà la facture d’électricité, signes infimes auxquels rattacher une vie. Papiers ultimes qui décident de la survie du vieux Micòl. Une survie accrochée à une ressource unique. Dérisoire. Le minimum vieillesse. Ce minimum qu’il risque de perdre.
Comment le vieux Micòl ― il n’a que soixante-dix ans, mais il y a si longtemps qu’il les a ― en est-il arrivé à ce degré d’inexistence ? On dit de lui que ses parents l’ont séquestré. Juste après le bac. Il a vécu enfermé avec eux depuis l’âge de l’adolescence et nul ne s’y est jamais opposé. On dit aussi que sa sœur (j’ignorais qu’il en avait une) s’est longtemps occupée de lui. Puis elle est morte et il est resté seul avec ses parents. Puis définitivement seul.
Je ne suis jamais rentrée chez le vieux Micòl et je n’ai jamais vu qui que ce soit lui rendre visite. Je sais pourtant qu’une femme du village lui apporte ses repas et vient faire un peu de ménage. C’est là toute sa vie. Et sa vie me paraît réduite à un désert sans lumière, sans échanges, sans tendresse, sans amour. Sans paroles.
Pour notre ami Ranuccio, tout ce que j’évoque ici n’a pas d’existence. Rien de tout cela ne le surprend ni ne l’offusque. Il commente, rit, interroge Elien, commente à nouveau en riant. Il est heureux. Les papiers sont faits. Il ne reste plus qu’à monter les poster. Le vieux Micòl peut continuer à vivre encore un peu. Il peut poursuivre son existence obscure, encore un peu, sans être inquiété d’une disparition qui ne lui appartient pas. Heureusement Elien est là pour clarifier une situation administrative délicate. Le métier d’écrivain public refait surface. Ici, dans notre atelier, au cœur même du hameau. Heureusement, Ranuccio est là pour veiller sur la vie du vieux Micòl.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Merci ... que puis-je dire ... ? !
Je ne trouve pas les mots
ou alors, je reste sans voix.
J'éprouve une consolation. J'en ai bien besoin.
Alors merci pour la richesse du travail fourni.
A.
Rédigé par : Alistrid | 30 octobre 2008 à 06:20
Magnifique ! Il est là. Juste de l'autre côté du regard, derrière la vitre de solitude. Qui est l'absent ?
Rédigé par : Christiane | 30 octobre 2008 à 08:38
Alistrid, je n'avais pas imaginé que ce texte pourrait à ce point émouvoir... et consoler. J'en éprouve un sentiment mêlé d'inquiétude et de réconfort à la fois. Merci à toi pour ta visite et tes mots.
PS : Si tu empruntes une photo, n'oublie pas de faire un lien vers la source. Ce sera fair play pour Guidu, le photographe de Terres de femmes.
Rédigé par : Angèle Paoli | 01 novembre 2008 à 00:31