Aquatinte numérique originale, G.AdC
DÉPLORATION/RÉSURRECTION
Ophélie flottant dans l’errance sans repos, Ophélie « dormante au cœur des choses » rivées à l’absence, « Ophélie pleurante sur ce dormant de pierre », celle qui officie dans Mutilation d’arbre est prêtresse des mots et prêtresse des morts. Gardienne du gisant de marbre dont la mise au tombeau demeure un scandale, Béatrice Bonhomme-Villani se fait gardienne de la vie de son père défunt. Pareille à l’Antigone thébaine officiant auprès de l’être aimé et chéri, celle qui officie dans ce bouleversant chant d’amour, dit sa révolte contre la mort, cette injure faite à la vie de son père, ce « jeune homme éternel » habité par son « souffle d’aimant », sa « passion pour la vie ».
Dans le même temps que se dit la révolte contre la mort et contre la douleur qui l’accompagne ― « mutilation d’arbre, mutilation d’os », « j’ai mal à ton absence sans savoir vraiment où poser cette douleur qui est toujours curieusement cette attente vaine de toi » ― s’écrit l’hymne au père emporté par la maladie et se vit la souffrance au cœur des choses au cœur des mots. L’inscription du nom sur la dalle de marbre ― Mario Villani ― scelle la mort dans son silence et dans sa vérité.
Au cœur de cette « hérésie » de la mort du père, le père, pourtant, demeure « l’éveillé, l’émerveillé », le vivant dont les pinceaux, les poudres et les petits flacons de pigments bleus, le chapeau de paille, témoignent encore, avec les odeurs de colle de la chambre blanchie à la chaux, de l’ancrage de l’artiste dans la vie.
Simplicité apparente des mots et des évocations, incantation, Mutilation d’arbre est un chant d’amour à celui dont la fille se fait la dépositaire, gardienne pour toujours de ce qui fut le monde du peintre : son village, son atelier, sa musique napolitaine, ses couleurs, ses fresques et ses toiles. « Je reste la gardienne de l’alliance des choses où se nouent tes mains de vie et de marbre, sur tes mains de sang et de cire ». Mais la fille, qui souffre de l’inadmissible-insoutenable disparition du père, continue de s’interroger ― « comment cela est-il possible, ce retrait, cette réticence à vivre, cette absence de vivre, toi qui étais la vie même au plus profond du vrai » ― et d’attendre sa « venue de vivant ». Et se fait, dans son deuil, la dépositaire de « la déploration d’amour » de sa mère. Avec l’évocation de l’amante d’hier ― est-ce elle que l’on voit sur la photo au miroir, cette jeune femme au visage sérieux, tête posée sur l’épaule du beau jeune homme au sourire éclatant ? ―, aujourd’hui éplorée devant le corps de cire de son époux, la figure à laquelle Béatrice Bonhomme-Villani donne naissance est celle de la « Déploration du Christ ». Déploration profane d’une amante, épouse et mère, déploration d’une fille absorbée dans « la couleur de la mort » de ce « christ de marbre ».
Et au-delà de cette vision christique de la mort, ce que la fille met au monde par ses mots ― « j’accouche de toi dans la mort et je te porte comme ce christ gisant aux cires de tes mains d’alliance » ―, c’est la présence cosmique du père aimé. Sa résurrection.
« Tu savais peindre la lumière, tu es vivant dans la lumière
Tu savais peindre les maisons, tu habites les maisons, tu savais peindre les visages, tu es dans tous les visages. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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NOTE : Mutilation d'arbre a été tiré à 150 exemplaires sur Rivoli 160 gr.
Aquatinte numérique originale, G.AdC
J'ai le souvenir très fort d'un poème que nous avions eu à commenter au lycée: "Chambre de la douleur" de René-Guy CADOU, tiré de son recueil Hélène ou le règne végétal. Le poète évoque aussi un père disparu qu'il attend "Pour remailler les filets bleus de la lumière". Père dont le deuil se fait en plusieurs temps :
D'abord souffrance crue, abrupte, qui appelle un désir de mort, le fils étant
"Déjà prêt à partir";
ensuite résurrection:
"Puis ce fut le printemps la pâque
Je te trouvai au fond de chaque
Sillon dans chaque grain de blé
Et dans la fleur ouverte aux flaques
Impitoyables de l’été";
enfin l'abolition des murs qui forment la "chambre de la douleur" :
"Et l’amour sera fait d’autres mains
D’autres lampes
Ô mon père
Afin que nous puissions nous voir".
Je ne connais pas le recueil de Béatrice Bonhomme-Villani, mais ton commentaire, Angèle, m'a rappelé immédiatement Cadou. Il semble que dans les souvenirs liés au père, la figure de l'arbre soit souvent présente : comme s'ils étaient tous deux du même bois, avec cette tension douloureuse née de de la distance entre les racines et la cime, et des destins différents du tronc et de ses fruits.
Rédigé par : Emilie Delivré | 28 octobre 2008 à 21:49
Magnifique texte.
Le rapport entre le père et l'arbre ? La solidité des racines, bien ancrées dans le sol, la prestance et puis cette fuite du tronc vers le ciel, vers l'impossible pourtant possible et cette invitation faite à l'enfant en train de grandir de conquérir également cet espace qui lui appartient de droit.
Rugosité de l'écorce, contre laquelle la jeune fille devenue adulte peut appuyer son visage et se souvenir un instant des joues mal rasées de ce père aujourd'hui absent.
Force de l'arbre, qui traverse les saisons et les tempêtes. Eternité de l'absence et ce cri de la fille pour ce père qui l'a conçue et aimée.
Rédigé par : Feuilly | 29 octobre 2008 à 13:34
Sans doute y a-t-il des souffrances communes à tous les êtres, ce sentiment de révolte face à la mort vécue comme une injustice. Ce rapt violent et inacceptable. C'est sans doute ce qui rapproche Béatrice-Bonhomme-Villani de René-Guy Cadou, de beaucoup son aîné.
Quant à la figure de l'arbre, Béatrice Bonhomme s'y réfère pour tenter de mettre en mots sa propre douleur "d'arbre mutilé".
Rédigé par : Angèle Paoli | 01 novembre 2008 à 00:48
l'abondance dans les légendes des peuples des "pères-arbres"comme des "mères-arbres"...l'image dépouillée peu à peu de son contexte mythique aboutira de nos jours à l'arbre généalogique, puis, chemin faisant,du symbole profond à l'allégorie - on peut citer l'arbre de Jessé,mythe biblique... qui a inspiré tant d'oeuvres d'art...
Rédigé par : jean pauzin | 22 décembre 2009 à 01:45