Il y a cent ans, le
10 octobre 1913, naissait à Tananarive (Madagascar)
Claude Simon.
Marqué dans ses premiers récits par le Nouveau Roman, Claude Simon se détache progressivement des contraintes attachées à cette forme d’écriture pour creuser ses propres voies. Mélange inextricable des temps, hésitations entre présent et passé dans l’interstice desquels se glisse le futur, mise en scène de personnages falots pris dans les engrenages de phrases interminables qui, à elles seules, les dotent d’une existence, les romans de Claude Simon ont longtemps été méconnus dans l'Hexagone, ou alors brocardés ou « haïs » pour leur « hermétisme », voire leur « confusionnisme ». Il faut attendre la récompense du Prix Nobel de littérature, le 17 octobre 1985, mais surtout la mort de Claude Simon, à Paris le 6 juillet 2005, pour que ― hors quelques irréductibles, comme l’académicien corse Angelo Rinaldi ―, soit enfin reconnue en France l'œuvre de Claude Simon, devenue depuis lors une référence incontestable et incontestée de la « modernité » littéraire.
EXTRAIT DU TRAMWAY
Me mettant à courir dans l’espoir d’attraper ce fatidique tramway dès que j’avais refermé la porte de la classe, me ruant à travers les escaliers, les cours, débouchant sur cette place du Tribunal qui était en quelque sorte le centre moderne de la ville au cœur de laquelle se faisaient toujours face, témoignant de passés révolus, l’ancienne halle gothique et ce que l’on appelait « Le Cercle » (équivalent provincial et vieillot de ce fameux Jockey parisien dont un membre proclamait que Grâce à Dieu nous sommes encore quelques-uns ici à ne rien devoir au mérite ou au talent) où la rumeur publique prétendait que se jouaient chaque soir des « fortunes », cercle au long balcon duquel on pouvait voir, dans la journée, accoudés ou se balançant dans des rocking-chairs les graves messieurs aux moustaches blanches supposés, la nuit, tenir les cartes de leurs mains ridées, entourés de ces jeunes ou moins jeunes maîtresses que, dans leur langage, les « grands » du collège appelaient des « poules » (pour la plupart, disait-on, filles de leurs métayers ou de leurs régisseurs ― ou encore de simples vendangeuses choisies dans les troupes saisonnières de gitans, rapidement décrassées, alphabétisées et couvertes de bagues), le mot lui-même (« poule »), par sa ronde morphologie (comme « boule ») et par suite aussi sans doute d’une combinaison d’images où s’amalgamaient ce genre de filles, les entraîneuses que l’on voyait au cinéma évoluer dans les « saloons » et, bizarrement, les épouses de ces cercleux, aux voix éplorées et aux formes débordantes qui rendaient visite à ma grand-mère, pour évoquer tout à la fois dans mon imagination ces opulentes créatures comme on pouvait en voir dessinées dans les journaux, pourvues de crémeuses poitrines saillant hors des corsets si étroitement serrés à la taille qu’ils faisaient penser à quelques cornes d’abondance débordantes de fruits (ou à d’étranges cornets à glaces), vantant l’efficacité mammaire de produits concurrents, comme les Pilules Orientales ou la crème Kala Busta. Quant aux vieux messieurs eux-mêmes (qui, plus probablement que de jouer les « fortunes » dont on parlait, trompaient leur ennui par quelques avares parties de whist ― ou simplement d’écarté), ils avaient tous pour moi le visage de cet oncle, veuf de l’aînée de mes tantes, arrière-petit-fils lui-même, comme ma grand-mère, d’un général d’Empire (mais appartenant à un corps (l’Intendance) considéré comme peu glorieux, noyé de surplus sans fait d’armes particulier au passage de la Bérézina) et qu’elle tenait (le vieux monsieur, son gendre) pour responsable de la mort de sa fille partie, comme on disait, « de la poitrine », lui reprochant de l’avoir brutalement exposée aux rigueurs de l’hiver dans une garnison de l’Est (Lunéville, Toul ?) où, selon une tradition de famille, il avait (avant, selon la même tradition, de donner sa démission pour « convenances personnelles ») servi un temps comme officier de cavalerie ou d’artillerie, je ne sais plus : cette dernière arme paraissant toutefois la plus probable, le service y impliquant certaines dispositions pour les sciences ou les techniques qui semblaient chez lui avoir trouvé à s’exercer (s’exprimer) dans la passion qu’il nourrissait pour le bricolage, consacrant à celui-ci les heures qu’il ne passait pas au Cercle, bricolage ou plutôt une sorte d’engineering maritime qui lui faisait accumuler dans son grenier transformé en atelier et garni de l’outillage le plus moderne (tours électriques, emboutisseuse, marteaux, scies, fers à souder, etc.) une véritable flotte de modèles réduits allant du paquebot et du cuirassé à tourelles à la simple barque de pêche en passant par les pittoresques bateaux à aubes que l’on pouvait voir au cinéma naviguer sur le Mississipi, tirant orgueil du petit chef-d’œuvre artisanal fabriqué aussi par lui-même et qui consistait en un protège-moustache d’abord brandi sous les yeux de grand-mère avant d’en nouer les cordons derrière son crâne et d’attaquer le rituel potage, la famille condamnée à écouter, tandis que se succédaient les plats, l’espèce de monologue nasillard et satisfait qu’il débitait, parlant de tout et de rien : racontant le sans atout (ou grand chelem) qu’il avait, la veille (ou deux mois auparavant : quoique son débit ne tarit jamais, les événements dans sa vie semblaient assez rares), habilement réussi au Cercle […].
Claude Simon, Le Tramway, Les Éditions de Minuit, 2001, pp. 74-75-76-77.
Chère Angèle, il est juste de charger la critique, plutôt le bruit de fond souvent entendu à propos de Claude Simon. Ses récits parlent de la même histoire: un ancêtre général d'Empire et une descendance perdue entre les campagnes, les retraites, l'exode, des souvenirs étalés, congelés au fond de bâtisses glacées, des multitudes de riens... Et puis le froid, la lumière, la fumée de tabac, la pluie et les chevaux d'armes comme des personnages.
La citation que vous faites du Tramway évoque bien ce fatras de province et de manies obsédantes...
Je vois dans le monde qu'il évoque l'opposé de l'Ile - pierres et eaux vives, mais ceci nous emmènerait bien loin...
Amicales pensées,
Rédigé par : Thierry Delgrandi | 10 octobre 2008 à 20:11
Bonjour Thierry,
Ci-après un article du Monde du 25 septembre 1992 :
La solitude de Claude Simon
"Les nations ont pris l'heureuse habitude d'honorer leurs grands écrivains. Le quatre-vingtième anniversaire de Jorge Amado prend au Brésil des allures de fête nationale ; le président portugais Mario Soarès fait le voyage de Coimbra pour assister à la remise d'un prix littéraire à Miguel Torga. A Paris, on préfère peut-être les vedettes du cinéma, de la couture ou les gentils chanteurs de variétés.
Pas un seul "officiel " pour saluer Claude Simon qui, fait exceptionnel, avait accepté de donner, mercredi 16 septembre au Centre Pompidou, une conférence publique sur le thème "Littérature et mémoire". Pas un sous-chef de cabinet, mais pas davantage de représentants de la "République des lettres" pour écouter notre Prix Nobel de littérature. Pas même, semble-t-il, son éditeur Jérôme Lindon. Seuls Florence Delay, Denis Roche et deux ou trois journalistes s'étaient mêlés au public _ une centaine de personnes _ pour assister à l'événement. Alors que le moindre cocktail pour fêter la sortie du moindre livre attire un essaim de gens de lettres, d'éditeurs et d'amateurs distingués.
Ils ont tous eu bien tort, si la littérature leur importe. Non pas que le grand écrivain soit un grand conférencier : Simon ne cherche pas à se gagner un auditoire par des effets oratoires. Il lit, modestement, timidement, son texte. Mais l'effacement dans la posture ne fait que mieux mettre en valeur l'orgueil d'un producteur de texte qui sait montrer comment son oeuvre s'intègre dans la tradition de la littérature française et comment elle la travaille, l'élargit et lui ouvre de nouvelles perspectives.
Une leçon, dispersée et construite tout à la fois ; un court essai soigneusement et superbement écrit, qu'on pourra sans doute lire un jour prochain, sans pouvoir saisir l'émotion qu'il y avait à l'écouter.
LEPAPE PIERRE
Autre extrait d'un article de Pierre Lepape (Le Monde du 12 juillet 2005) :
"Fabuleuse richesse de ces romans, lamentable malentendu avec le public français. Par facilité, par paresse, Claude Simon a été intégré à l'école du Nouveau Roman. L'écrivain modeste, l'artisan opiniâtre, retiré dans son coin de terre catalane, bien éloigné des théories, des abstractions et des salons où elles se propagent, passe pour le chef de file d'une entreprise avant-gardiste de destruction quasi technocratique du roman. L'écrivain aux longues phrases sensuelles, aux sinuosités baroques et à la description du plus subjectif et du plus physique des émotions, passe pour un grand prêtre de la « littérature objective ».
La critique s'en mêlant, voilà Simon catalogué « romancier expérimental », comme si l'écriture créatrice n'était pas toujours une expérience. C'est ainsi, alors que dans le monde entier l'oeuvre de Claude Simon était traduite, commentée, inscrite au programme des universités, elle demeurait largement inconnue du public. Cas étrange, peut-être unique pour la France, d'un écrivain, salué partout comme l'un des plus grands de son temps, et néanmoins écarté de la consécration. Même l'attribution du Nobel en 1985 ne suffit pas à combler ce hiatus. Se souvient-on encore de cette manchette d'un quotidien national : « Un viticulteur de Salses (Pyrénées-Orientales) obtient le prix Nobel de littérature » ?"
Dernier extrait (Josyane Savigneau, Le Monde du 17 février 2006) :
"Un écrivain majeur, négligé par son époque et par une certaine critique qui préfère porter au pinacle des oeuvres honorables, pour certaines, mais beaucoup plus conventionnelles. Un prix Nobel de littérature (1985) accueilli dans son pays avec indifférence, voire hostilité - tandis que, des années plus tard, les médias feront grand bruit autour du Nobel attribué à un citoyen français écrivant en chinois et auteur de trois livres. En un mot, le sort fait à Claude Simon est emblématique de cette haine de soi - et singulièrement de sa littérature -, désormais typiquement française."
Amicizia,
Anghjula
Rédigé par : Angèle | 11 octobre 2008 à 10:35