Éditions Galilée, 2008.
Lecture d’Angèle Paoli
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Pour qui n’a pas relu récemment Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, le nom de Boutès est sans doute énigmatique. Fort judicieusement, Pascal Quignard prend le soin ― dans le Prière d’insérer encarté en avant du récit ― de faire remonter Boutès à la mémoire de ses lecteurs. Et de les confronter ainsi à une relecture personnelle et passionnante de la légende du plongeon de Boutès. La figure de l’argonaute Boutès, embarqué comme ses pairs à bord de l’Argo, offre à Pascal Quignard un motif riche d’attentes. Prétexte pour entrelacer, autour du plongeon du rameur, les contrepoints thématiques qui sont chers à l’auteur. Le temps et le « là », « la plongée du jadis », la musique et la perte... De cette analyse apologétique exaltante, ancrée dans les passions de Pascal Quignard, le lecteur glisse insensiblement vers une écriture plus personnelle. Très émouvante. Surgissent en filigrane les lieux aimés, Verneuil et sa tour Grise, « l’Avre et sa brume » ; et, pareils à des « ombres errantes », impalpables, les êtres chers, réels et fictifs. Marthe Quignard et son orgue ; la viole de gambe (Monsieur de Sainte Colombe ?). Le fantôme à peine sensible de l’épouse défunte se fond sous les gestes de la femme aimée. Les objets immortalisés par la mémoire affective font ressurgir les natures mortes de Lubin Baugin. Le ton se fait intime, familier mais avec retenue. Souffrance et nostalgie affleurent avec discrétion, gagnent le récit en profondeur. L’émotion du lecteur culmine à la dernière page, bouleversante, inexplicablement. Avec Boutès, en effet, Pascal Quignard ramène son lecteur aux origines. À « la musique originaire ». Chant et contre-chant. Car de tous les marins qui conduisent l’Argo, seul Boutès préfère le chant des sirènes aux rythmes scandés par Orphée pour tromper les rameurs. Seul de tous les rameurs ― ils sont cinquante à bord de l’Argo conduit par Jason ―, Boutès résiste aux scansions binaires du plectre d'Orphée. Emporté par un élan irrésistible, Boutès quitte son rang et plonge. Il plonge, tête première, pour rejoindre le chant qui monte de l’île « enchanteresse ». De cette confrontation entre le chant des sirènes et le contre-chant d'Orphée naît l’opposition entre la musique technicienne du citharède et la puissance sidérante du chant. À la musique née de la main de l’homme et sous ses doigts, Pascal Quignard oppose « l’appel vocal originaire lointain insulaire ». À la décision d’Alcibiade de supprimer l’étude de la flûte (qui déforme et gonfle les joues), l’écrivain oppose « l’élan de Boutès vers l’animalité antérieure ». À la prudence athénienne de l’un, l’écrivain préfère « l’imprudence irrésistible de la sidération non finie, a-critique, a-morphique, a-oristique, in-humaine, in-finie » de Boutès. Chant de perdition, le chant des sirènes ôte le retour. Et « la musique est bien une "île" au milieu de l’océan ; une "île" dont toute approche est impossible sauf à périr noyé. » Boutès le dissident est l’unique à risquer sa vie pour la musique ; l’unique à se détacher du groupe pour rejoindre la haute mer. L’unique à vouloir « se rendre au bout du monde de la tristesse ». L’appel du monde sans retour signe le désir du rameur de retourner à la « musique originaire » du monde utérin d’avant la naissance, de s’abîmer à nouveau dans l’eau primordiale, exclusivement féminine, des sirènes. Car les sirènes, dit Apollonios, « emplissent l’âme plus archaïque de Boutès d’un désir d’approcher à l’état pur ». Cet élan décisif vers la mort, impossible à rattraper, cette accélération du temps vers l’irréversible, c’est peut-être aussi ce que le plongeur du sarcophage de Paestum ou l’homme à tête d’oiseau du puits de Lascaux nous donnent à lire. L’énigmatique parenté entre cet homme à tête d’oiseau et les sirènes peintes sur les vases grecs permet à Pascal Quignard de rendre hommage à Olivier Messiaen, qui voit dans les oiseaux « les plus grands musiciens de la planète ». Parce qu’ils représentent « les témoins naturels de la musicalité absolue dans l’évolution au cours des temps. » Pour Pascal Quignard, il s’est trouvé, dans la musique occidentale, un seul compositeur pour penser « la détresse originaire », un seul penseur « pour penser de fond en comble cet état d’abandon, de solitude, de carence, de faim, de vide, de froid, d’absence de tout secours, de nostalgie radicale, éprouvé par chacun lors de sa naissance. » Ce penseur, c'est Schubert. « Sans Schubert », écrit-il, « nous ne comprendrions pas bien ce qu’est l'état originaire "inapte à la vie" »; et Quignard d’ajouter: « Sans la musique certains d’entre nous mourraient ». Quant à Orphée le citharède, il faudra attendre que les bacchantes déchaînent contre lui leur haine, le lapident et le déchirent. Il faudra attendre que sa tête roule dans l’eau de l'Hèbre pour qu’apparaisse enfin, sur ses lèvres défuntes, la musique.
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■ Pascal Quignard sur Terres de femmes ▼ → Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt) → [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés) → Medea (note de lecture d'AP) → Les kami (extrait de L'Origine de la danse) → Villa Amalia (note de lecture d'AP) → 23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait) → 28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (note de lecture des Ombres errantes par AP) |
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Merci, Angèle Paoli, de nous parler en des termes aussi passionnants de l'ouvrage de Pascal Quignard ! Cet homme-là est un délice d'artiste... Merci également, pour la qualité de votre site culturel...! On y passe des moments savoureux !
Rédigé par : Voltuan | 15 septembre 2008 à 20:07
Angèle, c'est toujours un tel plaisir de te lire.
Rédigé par : Pascale | 16 septembre 2008 à 11:45
Pascale, Voltuan, merci à tous deux de votre soutien amical et fidèle. J'ai aimé ce "petit livre" de Pascal Quignard, tellement original dans la pensée et tellement émouvant dans l'écriture.
Rédigé par : Angèle Paoli | 20 septembre 2008 à 00:42
Cette citation de La Barque silencieuse, le dernier livre de Pascal Quignard, m'interpelle :
"Nous emportons avec nous lorsque nous crions pour la première fois dans le jour la perte d'un monde obscur, aphone, solitaire et liquide. Toujours ce lieu et ce silence nous seront dérobés. Toujours une caverne noire, des voies souterraines, des ombres avant soi, des sombres bords, une rive trempée hantent l'âme des hommes partout. Tous les vivipares ont leur tanière. C'est l'idée d'un lieu qui ne serait pas mien mais moi en personne. Il s’agit d’un lieu avant un corps.
L’intimité qui fait remonter à l’intérieur de soi le monde le plus ancien est le bien le plus rare.
Toujours une confidence que nous ne confierons à personne, que nous n’avouerons même pas nécessairement à nous-mêmes, nous sauve.
Qui a un secret a une âme."
C'est est aussi mon intuition profonde et partagée. C'est précisément pour cela que j'ai intitulé mon recueil de poésies et fictions http://www.manuscrit.com/Book.aspx?id=5290>Cryptogrammes
En quatrième de couverture du livre, ce texte que j'ai rédigé :
"Le titre de l’ouvrage : « Cryptogrammes » évoque une écriture en caractères secrets, certes, mais l’idée de crypte ou de réceptacle est plus proche des intentions de l’auteur qui évoque ainsi son insularité native. Le « corps primitif de l’île » (selon l'expression de José Gil in La Corse entre la liberté et la terreur) est cet espace originaire qui donne aux fictions et aux poèmes leur caractère si particulier. Ile intérieure que l’on retrouve en soi, révélée comme une empreinte primitive. Ile, source de métamorphoses renouvelées ou île d’enfermement, pétrifiante. Les deux peut-être, et simultanément…"
Nadine Manzagol
Rédigé par : Nadine Manzagol | 20 octobre 2009 à 06:38