L’APPEL PLAINTIF DU CLOCHER
Installée sur mon promontoire de roches, à mi-pente entre les hameaux supranu et celui de Marinca, je griffonne comme à l’accoutumée les premières impressions du jour. Caméléon du maquis, je me laisse absorber par les couleurs du ciel et de la mer. Le rocher du Stintinu étire son accent musculeux à la pointe de Minerviu. C’est là que Dana et moi nous sommes baignées, ces jours derniers, nous coulant dans la passe, plein soleil, eaux émeraude et profondes, voluptueuses.
Une vedette patrouille le long de la côte, criques à découvert. J’avais imaginé la petite route plus tranquille et plus solitaire. Tombeaux et agaves, tapis dans le soleil. La circulation, ce matin, est intense. Trois ou quatre voitures déjà sont passées devant moi. L’une d’elles s’arrête. Un visage rieur émerge. Je lève le nez de mon carnet. Elise m’interpelle, étonnée de me découvrir là, hissée sur mon rocher.
Un peu plus tard dans la matinée, je croise Teresa. Elle monte au village. Elle arrête son véhicule, je descends à sa rencontre. Elle a toujours son bras dans le plâtre. Je lui demande des nouvelles de l’ochju. Elle hausse les épaules, l’air dépité. La séance de l’autre jour n’a servi à rien. Elle est poursuivie par la malchance. Son bras ne guérit pas et elle accumule les déboires.
L’ochju, j’en ai souvent entendu parler mais je ne l’avais jamais vu pratiquer. La scène que je raconte s’est pourtant produite ce samedi, sous mes yeux, alors que Saveria et moi sortions du concert donné à Santa Maria Assunta.
Assise sous les eucalyptus, Teresa se plaint. Elle a la guigne. Le mauvais sort s’acharne sur elle. Tout va de travers dans sa vie et les désordres pleuvent sur sa tête. Quelqu’un lui en veut, c’est sûr ! Mais qui ? Comment savoir ? Quelqu’un lui a jeté le malochju. Saveria lui propose ses services pour chasser les mauvais esprits qui la harcèlent. On peut toujours essayer, ça ne coûte rien ! Teresa accepte.
Saveria se signe à plusieurs reprises, du bout des doigts. Ses lèvres remuent, silencieuses. Du même geste serré et rapide, elle frôle le front de la plaignante, trace sur sa peau des cercles concentriques. Invisibles. Ses lèvres marmonnent formules et prières. Silencieuses. Elle recommence. Plusieurs fois de suite, de Teresa à elle, d’elle à Teresa. Elle la libère enfin de ses incantations. Tout devrait rentrer dans l’ordre d’ici quelques jours.
Saveria raconte qu’elle a été « apprise ». C’est une signadora. Elle tient ce « savoir »/« pouvoir [?] » de sa mère. Elle le lui a transmis un soir de Noël, comme le veut la tradition. Elle-même a transmis ce savoir à sa fille, car c’est à elle qu’il revient. Saveria affirme qu’il lui arrive souvent de faire usage de cette pratique, pour se protéger du malochju et le tenir en respect. « Après, je me sens légère », assure-t-elle.
Je pensais naïvement que ces pratiques avaient aujourd’hui disparu, du moins dans le Cap Corse. Mais non, je me suis trompée. Le soir, au cours du dîner, je raconte la scène de l’après-midi. Ma mère, que ces pratiques dérangent, tranche net en affirmant que l’on n’est plus au Moyen Âge ! Pour elle, ces sornettes n’ont pas lieu d’être relevées et ces pratiques sont indignes de gens de foi. En bonne catholique pratiquante, elle ne croit qu’en ses prières !
Onze heures sonnent au clocher. Je n’ai pas vu le temps passer. D’autres coups suivent, d’une tout autre tonalité. J’écoute le silence. C’est le glas. Je reprends ma route vers le village. À peine arrivée à la Leccia, la mauvaise nouvelle tombe. Elena vient de nous quitter. Victime d’un terrible carambolage survenu samedi dernier sur la route de Vizzavona. Consternation et chagrin. Elena ne reverra plus la route qui serpente à travers les bois de chênes. Elena emporte avec elle son rire et son optimisme, ses yeux rieurs et sa voix chantante. Elena n’évoquera plus pour moi ma grand-mère Jeanne, si droite, si digne, si noble. Si attentive à elle. Avec Elena disparaissent des pans entiers de la mémoire du village.
Dans chaque maison ce soir, chacun attend, dans le silence, l’appel plaintif du clocher.
Canari, le 24 septembre 2008
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Hélène Bresciani/Le malochju, « le mauvais œil ». |
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Non seulement j'entends le lamentu du clocher... mais j'entends ta voix, lente griffée, mordillée, éraillée par l'émotion. TOI, égrenant ces mots à l'écrit, dans l'exacte tonalité synchrone d'une conversation orale. Le clocher est tout près, et la mer le rembarre. Elle n'a que faire de ces chagrins qu'elle archive violemment lame après lame, comme pour faire taire une plainte qu'elle sait indélébile, de toute éternité... MAIS, la conjuration et la malédiction sont des soeurs siamoises qu'aucune religion ne peut éradiquer. Le besoin de croyance est vital. La religion ressemble à la mer. Elle s'agenouille ou se prosterne pour tenter de noyer sans repentir certaines vérités. Celle de la mort surtout... Je pense à ces femmes... Je t'embrasse.
Rédigé par : Mth | 25 septembre 2008 à 03:48
Merci à toi, Mth, de te joindre à nous, par l'esprit et par le coeur.
Tu étais présente, toi aussi, hier, sur cette même route que nous avons prise ensemble, un jour de juin. Une brume intense recouvrait la mer, montait lentement jusqu'au clocher pour l'étreindre dans sa ouate. Ce jour-là, montagnes et côtes flottaient, comme gagnées par l'apesanteur ; et nous chantions et riions de voir la brume nous prendre, peu à peu, dans ses méandres.
Le temps tire ses fils et nous enserre dans sa trame. Ici, vie et mort se mêlent dans la même beauté et dans la même grandeur.
Rédigé par : Angèle Paoli | 25 septembre 2008 à 12:28
Angèle, la lecture de tes textes m'insuffle la sérénité de qui sait prendre le temps de voir passer la vie.
Rédigé par : Pascale | 25 septembre 2008 à 14:51
Un beau jour, dans les toutes premières années du XXe siècle, ma grand-mère prend le train de Marseille vers Toulon pour aller montrer son beau bébé (mon oncle) à son grand-père, natif de Corte. Une fois arrivés, l'enfant montre des signes de forte fièvre. Il va très mal. Le grand-père intime à la jeune mère de le laisser faire et il récite la "prière de Noël" (huile, etc), convaincu qu'on "a jeté un sort à ton petit dans le train. Demain matin tu repars, tu ne dois pas rester". Ainsi fut fait. La jeune mère est rentrée chez elle avec son enfant rétabli. Cette histoire de malochju est restée dans la famille. Mon oncle a vécu jusqu'à 80 ans et il rigolait quand on la racontait... Que serions-nous sans nos traditions, ces mystères qui nous attachent à notre terre, à nos anciens ?
Amicizia
Christiane
Rédigé par : Christiane Laggi | 26 septembre 2008 à 10:12
Chère Angèle,
L'appel plaintif du clocher m'a ému. Il est bâti comme le monde : il va et assomme l'un d'entre nous au hasard de l'heure. Lorsque j'ai perdu mon père, ses amis de Vivario ont fait sonner le glas.
Je vous dis mes amitiés,
Thierry
Rédigé par : Thierry Delgrandi | 03 octobre 2008 à 19:28
Bonjour, Thierry, à mon tour d'être émue par votre témoignage. Les Corses sont fidèles en amitié et ils en savent le prix.
Rédigé par : Angèle Paoli | 04 octobre 2008 à 12:23