Le 13 ou le 14 septembre 1321 meurt à Ravenne, dans la demeure de Guido Novella da Polenta (guelfe) dont il est l’hôte, Dante Alighieri, poète et gibelin, né à Florence en 1265.
Portrait de Dante
(détail du Paradis attribué à Giotto)
Museo Nazionale del Bargello
Florence
VITA NOVA
Auteur de La Divine Comédie, Dante est également l’auteur d’un petit livre introspectif et poétique, Vita nova, creuset de l’œuvre future. Composé de rimes – 25 sonnets, 4 chansons, une ballade et des stances –, le « petit livre » de jeunesse de Dante (les premiers sonnets datent de 1283), est aussi le récit en prose de l’histoire de cette œuvre. Le poète joint à l’œuvre rimée, commentaires et explications sur les circonstances de sa composition. Rédigée entre 1292 et 1293, Vita nova retrace l’histoire de l’amour de Dante pour Béatrice. Un amour qui remonte à la première rencontre ― Dante a neuf ans lorsqu’il voit sa Dame pour la première fois ― et accompagnera le poète jusqu’à sa mort. Un « fin amour », transcendé par l’écriture.
XXVI
Questa gentilissima donna, di cui ragionato è ne le precedenti parole, venne in tanta grazia de le genti, che quando passava per via, le persone correano per vedere lei; onde mirabile letizia me ne giungea. E quando ella fosse presso d'alcuno, tanta onestade giungea nel cuore di quello, che non ardia di levare li occhi, né di rispondere a lo suo saluto; e di questo molti, sì come esperti, mi potrebbero testimoniare a chi non lo credesse. Ella coronata e vestita d'umilitade s'andava, nulla gloria mostrando di ciò ch'ella vedea e udia. Diceano molti, poi che passata era: « Questa non è femmina, anzi è uno de li bellissimi angeli del cielo ». E altri diceano: « Questa è una maraviglia; che benedetto sia lo Segnore, che sì mirabilemente sae adoperare ! ». Io dico ch'ella si mostrava sì gentile e sì piena di tutti li piaceri, che quelli che la miravano comprendeano in loro una dolcezza onesta e soave, tanto che ridicere non lo sapeano ; né alcuno era lo quale potesse mirare lei, che nel principio nol convenisse sospirare. Queste e più mirabili cose da lei procedeano virtuosamente: onde io pensando a ciò, volendo ripigliare lo stilo de la sua loda, propuosi di dicere parole, ne le quali io dessi ad intendere de le sue mirabili ed eccellenti operazioni ; acciò che non pur coloro che la poteano sensibilemente vedere, ma li altri sappiano di lei quello che le parole ne possono fare intendere. Allora dissi questo sonetto, lo quale comincia: Tanto gentile.
&Tanto gentile e tanto onesta pare
la donna mia quand'ella altrui saluta,
ch'ogne lingua deven tremando muta,
e li occhi no l'ardiscon di guardare.
Ella si va, sentendosi laudare,
benignamente d'umiltà vestuta;
e par che sia una cosa venuta
da cielo in terra a miracol mostrare.
Mostrasi sì piacente a chi la mira,
che dà per li occhi una dolcezza al core,
che 'ntender non la può chi no la prova;
e par che de la sua labbia si mova
un spirito soave pien d'amore,
che va dicendo a l'anima: Sospira.
Dante, Vita nova, Garzanti Editore, I grandi libri Garzanti, 1977, pp. 51-52.
XXVI
Cette Très-Gentille dont il a été parlé jusqu’ici vint en telle grâce auprès des gens, que lorsqu’elle passait dans la rue on courait pour la voir, ce qui me procurait une merveilleuse joie. Et quand elle se trouvait près de quelqu'un, une telle humilité gagnait le cœur de celui-ci qu'il n'osait ni lever les yeux ni répondre à son salut. Et de cela, plusieurs, pour l’avoir éprouvé, pourraient me rendre témoignage devant ceux qui ne le croiraient pas. Elle, cependant, couronnée et revêtue de modestie, s’en allait sans montrer nulle vanité de ce qu'elle voyait et entendait. Beaucoup disaient, après qu’elle était passée : « Ce n'est pas une femme, c'est un des plus beaux anges de Dieu. » D'autres disaient : « Celle-ci n’est pas une femme mais plutôt un des plus beaux anges du ciel ». Et d’autres : « Celle-ci est une merveille ; que soit loué le Seigneur qui sait œuvrer si merveilleusement ! » Moi, je dis qu'elle se montrait si noble et de tant de plaisantes grâces remplie que ceux qui la regardaient ressentaient en eux-mêmes une douceur si pure et si suave qu'ils étaient incapables de l’exprimer ; nul ne pouvait la regarder sans être aussitôt contraint de soupirer. Ces choses et de plus admirables encore procédaient d'elle par l’effet de sa vertu. Aussi, pensant à cela et voulant reprendre le style de sa louange, je me proposai de dire des paroles en lesquelles je donnerais à entendre ses merveilleuses et excellentes opérations, afin que non seulement ceux qui pouvaient la voir de leurs yeux mais aussi les autres pussent connaître d’elle ce que les paroles en peuvent faire entendre. Alors je fis ce sonnet qui commence : Si noble…
Si noble et si chaste apparaît
ma dame lorsqu’elle salue
que toute langue en tremblant devient muette
et que les yeux n’osent la regarder.
Elle va, s’entendant louer,
bénignement d’humilité vêtue,
et on dirait chose venue
du ciel sur terre pour miracle montrer.
Tant de plaisantes grâces elle offre à qui l’admire
qu’elle infuse au cœur, par les yeux, une douceur
que nul ne peut connaître s’il ne l’a goûtée.
De son visage semble s’envoler
un esprit suave plein d’amour
qui va disant au cœur : soupire.
Dante, Vita Nova, Gallimard, Collection Poésie, 1974, pp. 75-76. Traduction de Louis-Paul Guigues.
ÉNIGME
(extrait de Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l’Intelletto d’amore)
Aucune œuvre sans doute autant que celle de Dante ne donne l’impression d’un secret qui échappe. Cette impression naît de la lecture même, qui avance constamment dans la surprise conceptuelle et l’émotion linguistique vers un but constamment déporté, d’autant plus mystérieux qu’il est clairement énoncé et apparemment défini dans un code religieux et historique précis, rigoureusement établi et minutieusement respecté par l’auteur.
Mais à cette impression s’ajoute la notion d’une sorte de némésis dantesque, si on observe que la critique, de façon générale, qu’elle se présente comme simple tentative de faire partager l’émotion du lecteur, comme déchiffrement partiel d’un des niveaux du texte, ou comme projet de définir ce qui forme le noyau actif, énergétique de l’œuvre, produit assez régulièrement ce résultat : renforcer l’obscurité, l’inaccessibilité, au lieu même où elle se proposait de lever ou de déchirer le voile. Qui écrit sur Dante affronte le risque de la paraphrase pauvrement didactique, ou de l’énonciation légèrement comique — comique parce que « trop humaine », peu divine — de ses propres fantasmes, hâtivement plaqués sur le texte souverain, qui les connaissait déjà tous pour les avoir décrits en quelque point, en quelque cercle de l’espace qu’il parcourt.
Il est facile de constater que les méthodes interprétatives globales — celles que l’on classe de nos jours sous la rubrique marxiste ou psychanalytique — se trouvent immanquablement débordées, quand elles s’en approchent, par le texte de Dante (Marx et Freud avaient d’ailleurs prudemment évité l’examen). Or à tous les niveaux, du roman familial aux jeux de la langue et de la lettre, en passant par le travail du rêve et la métonymie du désir, Dante a mis en scène et en acte ce que nous appelons matériaux et instruments de l’approche analytique ; par ailleurs la catégorie de l’économique, et son caractère déterminant dans le champ social, n’est jamais déniée ni absente (en tant que catégorie précisément déterminante). Mais, justement, la mise en scène est si exacte que le processus critique qui consiste à souligner ou à situer en dernière instance l’un de ces éléments, dans le but d’« analyser » le sujet Dante (ou à l’inverse d’exalter la perspicacité « quasi freudienne » du penseur Dante), dans le but de révéler en son texte l’« idéologie de la cité communale » (ou à l’inverse de démontrer que la « Weltanschauung de Dante ne peut être liée entièrement à une classe déterminée »*) finit par étaler surtout les présupposés théoriques de qui les emploie, et la hâte légèrement scolaire à proposer de nouveaux champs d’application aux concepts en cours.
Il est frappant d’ailleurs qu’en aucun des deux cas — lecture psychanalytique, lecture marxiste, qu’elles s’effectuent de façon sauvage, ou finement différenciée — ne se produit dans la rencontre un effet de scandale : pudeur offensée d’un texte agressé par des instruments qu’il refuserait, dont il aurait une sorte d’horreur intime ; justement ils sont là eux aussi, quelque part dans le texte, ces outils agressifs. Ils sont là, mais ils ne détiennent pas le secret de l’énigme.
En fait l’obscurité et la difficulté de Dante pourraient être formulés ainsi : trop vaste, trop clair — mais clair dans un sens actif, et jusqu’à l’extrême limite : lumineux, éblouissant, aveuglant. En d’autres termes, un tel texte ne saurait être réduit à une interprétation, parce qu’il est lui-même mouvement d’interprétation incessant, au plus près — le plus au fait — des mécanismes derniers de déchiffrement.
Et c’est pourquoi, de même qu’il déborde toute méthode globale d’analyse, de même il accueille sans embarras toutes les approches qui se prétendent élucidation d’un secret : le langage de la Divine Comédie et de la Vita Nuova vu comme langage chiffré — Dante caché dans la lettre comme Fidèle d’Amour, comme gibelin militant, comme templier, alchimiste, manichéen, etc. Pourquoi pas, puisqu’en chacune de ces sectes ou activités secrètes s’exercent une notion du symbolisme et une pratique de la polysémie que Dante explicitement poursuit. Chacun de ces « secrets », ou feuillets d’interprétation, pris à sa mesure, trouve son point d’application, est « vrai » à sa manière. Seulement, chacun se fige sur son explication, alors que Dante met tout chiffre et toute « explication » en communication immédiate avec un autre chiffre et une autre explication, de façon circulaire et renvoyant à l’énigme plus centrale et fuyante qu’il poursuit faisant dès lors apparaître les solutions et définitions diverses pour ce qu’elles sont : des crispations locales d’un imaginaire ou d’une idéologie donnés.
Paradoxalement, puisque peu de textes littéraires peuvent être dits aussi fortement affirmatifs que la Comédie ; mais, précisément, il ne s’agit pas d’affirmation « locale ». Ce qui est ici en jeu est une affirmation généralisée, une affirmation en quelque sorte à l’état pur. Paradoxalement, puisque des conditionnements puissants et localisés, ceux par exemple qui sous-tendent les différentes formes du christianisme médiéval, en ce cas fortement structuré, enserrent vigoureusement le texte, et puisque la conscience critique de Dante écrivain, qui frappe tousses modernes exégètes, ne cesse de définir strictement ses buts — but de chaque œuvre, de la Vita Nuova à la Monarchie, à la Comédie — et but de l’œuvre dans son ensemble : « la fin du tout et de la partie est de retirer de l’état de misère les vivants dans cette vie et de les conduire à l’état de félicité ».**
Jacqueline Risset, « Énigme » in Dante écrivain ou l’Intelletto d’amore, Éditions du Seuil, Collection « Fiction & Cie », 1982, pp. 9-10-11-12.
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* Leonid M.Baktin, Dante e la Società italiana del Trecento, Bari, De Donato, 1970, page 215.
** De l’Epître à Can Grande della Scala, où Dante dédie le Paradis au seigneur de Vérone, et lui explique le but de toute l’œuvre.
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Quel bonheur de retrouver, grâce à un ami, le chant de ces commentaires. J'étais revenue parfois, depuis "Icare" et je ne trouvais plus de chemin. Peut-être étions-nous encore en été ? Une étrange torpeur semblait avoir gagné le blog. Et puis, ce soir, voilà qu'il s'ouvre à nouveau comme une caverne d'Ali-Baba. Je n'ai même pas eu à prononcer de mot magique puisque cet ami avait mis un lien et que je suis tombée sur l'arbre qui chante et enchante Robinson et son ami, un arbre peau de cerf-volant fou qui les transforme en oiseaux. Puis, j'ai plongé dans toutes les pages marines de septembre et c'était un enchantement. Comme Boutès, j'allais vers la musique des mots que Pascal Quignard a magnifiée dans son dernier livre... la musique des mots... elle est ici dans ceux d'une drôle d'Angèle qui, après avoir mis au monde l'enchanteresse Lalla des sables, s'en vient s'échouer sur les pas amoureux de Dante, pas de deux qui posa dans nos mémoires son enfer et son paradis... Je suis ivre de ces chants. Je reviendrai. Bonsoir Angèle.
Rédigé par : Christiane Parrat | 19 septembre 2008 à 22:39
Eh oui, Christiane, mes terres étaient lovées dans les torpeurs de l’été. Torpeur et tourbillon à la fois. Etrange contraste. Avec l’arrivée des premiers orages - l’automne n’est pas encore installé -, je reprends mes marques sur mon territoire, je retrouve ma respiration propre. Mes lectures, mes livres, mes univers croisés, mes damiers et mes ami(e)s.
J’ai suivi Feuilly à la trace. De Tipasa à Vendredi. C’est là que vous m’avez retrouvée, arrimée au cerf-volant de nos histoires croisées. La sienne et la mienne. C’est magique !
La nuit chante ce soir, ivre d'étoiles bienveillantes.
Je vous souhaite une bonne nuit.
Rédigé par : Angèle Paoli | 20 septembre 2008 à 00:20
Vous répondre pour faire tomber le nom qui s'inscrit par inadvertance depuis la première trace ! C'est mieux comme cela, non ?
Oui, Feuilly m'ouvre des chemins inexplorés et celui-ci qui mène à vos mots est plein de sortilèges ...
Je me suis donc promenée, silencieuse,et je les ai laissé peser pour qu'ils entrent dans la mémoire obscure : glaises de l'enfance, là où git le langage que vous réveillez à grands coups de serpe à lavandes. Je ne connaissais pas ces eaux dont vous avez saisi les miroitements, maintenant, elles sont là comme une tentation. Que l'automne vous soit doux.
Rédigé par : Christiane | 20 septembre 2008 à 10:03