Le
31 août 1811 meurt à Paris, à l’âge de quatre-vingt-deux ans,
Louis-Antoine de Bougainville. Le navigateur français, auteur d’un
Voyage autour du monde par la frégate du roi « La Boudeuse » et la flûte « L’Etoile » (publié en 1771), fut nommé sénateur, comte et grand officier de la Légion d’Honneur par Napoléon. La France lui fit des obsèques nationales. Louis-Antoine de Bougainville est enterré au Panthéon.
Extrait du Supplément au voyage de Bougainville ou Dialogue entre A et B
SUR L’INCONVÉNIENT D’ATTACHER
DES IDÉES MORALES À CERTAINES ACTIONS PHYSIQUES
QUI N’EN COMPORTENT PAS
At quanto meliora monet, pugnantiaque istis,
Dives opis Natura suae, tu si modo recte
Dispensare velis, ac non fugienda petendis
Immiscere ! Tuo vitio rerumne labores,
Nil referre putas ?
HORAT, Sat., lib.I, sat. II, vers. 73 et seq.
I
JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole.
B. Qu’en savez-vous ?
A. Le brouillard est si épais qu’il nous dérobe la vue des arbres voisins.
B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste que dans la partie inférieure de l’atmosphère que parce qu’elle est suffisamment chargée d’humidité, retombe sur la terre ?
A. Mais si au contraire il traverse l’éponge, s’élève et gagne la région supérieure où l’air est moins dense, et peut, comme disent les chimistes, n’être pas saturé ?
B. Il faut attendre.
A. En attendant que faites-vous ?
B. Je lis.
A. Toujours ce voyage de Bougainville ?
B. Toujours.
A. Je n’entends rien à cet homme-là. L’étude des mathématiques, qui suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ; et voilà qu’il passe subitement d’une condition méditative et retirée au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur.
B. Nullement. Si le vaisseau n’est qu’une maison flottante, et si vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de l’univers sur votre parquet
A. Une autre bizarrerie apparente, c’est la contradiction du caractère de l’homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas délicats ; il se prête au tourbillon du monde d’aussi bonne grâce qu’aux inconstances de l’élément sur lequel il a été ballotté. Il est aimable et gai : c’est un véritable Français lesté, d’un bord, d’un traité de calcul différentiel et intégral, et de l’autre, d’un voyage autour du globe.
B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s’être appliqué, et s’applique après s’être dissipé.
A. Que pensez-vous de son Voyage ?
B. Autant que j’en puis juger sur une lecture assez superficielle, j’en rapporterais l’avantage à trois points principaux : une meilleure connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de sûreté sur des mers qu’il a parcourues la sonde à la main, et plus de correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec les lumières nécessaires et les qualités propres à ces vues : de la philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d’œil prompt qui saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s’éclairer et de s’instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, de l’astronomie ; et une teinture suffisante d’histoire naturelle.
A. Et son style ?
B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté, surtout quand on possède la langue des marins.
A. Sa course a été longue ?
B. Je l’ai tracée sur ce globe. Voyez-vous cette ligne de points rouges ?
A. Qui part de Nantes ?
B. Et court jusqu’au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, serpente entre ces îles formant l’archipel immense qui s’étend des Philippines à la Nouvelle-Hollande, rase Madagascar, le cap de Bonne-Espérance, se prolonge dans l’Atlantique, suit les côtes d’Afrique, et rejoint l’une de ses extrémités à celle d’où le navigateur s’est embarqué.
A. Il a beaucoup souffert ?
B. Tout navigateur s’expose, et consent de s’exposer aux périls de l’air, du feu, de la terre et de l’eau : mais qu’après avoir erré des mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par maladie, par disette d’eau et de pain, un infortuné vienne, son bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds d’un monstre d’airain qui lui refuse ou lui fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c’est une dureté !...
A. Un crime digne de châtiment.
Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville ou Dialogue entre A et B, Bibliothèque de La Pléiade, Éditions Gallimard, 1951, pp. 963- 964-965.