JOHNNY TENDRESSE
Rédigé d’un seul tenant, d’un seul souffle, sans ponctuation autre que les virgules, le dernier roman de Catherine Soullard, Johnny, se lit d’une traite. À la manière d’un scénario de film. Mieux encore, d’un film. Rythme cinématographique. Un rythme à perdre haleine. Un rythme que rien ne vient altérer. Que rien ne vient interrompre. Pas même ― signalé par les intertitres en italiques (sous-titrages de films en V.O ? Dialogues tirés du film lui-même ?) ―, le passage d’une séquence à l’autre, d’un plan d’ensemble à un plan américain, d’un plan-séquence à un insert. Pas même les arrêts sur image qui figent les héros, « balle au front », dans leur « crucifixion ».
Fidèle aux procédés filmiques de Nicholas Ray ― cinéaste peu soucieux de cohérence chronologique et du bon respect des lois propres au genre du western ― , Catherine Soullard s’ingénie à brouiller les pistes de la mémoire. Pistes spatio-temporelles et pistes tissées par les personnages. Tranches d’enfance vécue dans le Sud de la France et traces déclinées par le mythique Far-West américain, les chemins d'écriture s’entrecroisent, s’entremêlent, se superposent. Ville des origines maternelles, Marseille voisine avec Albuquerque, la ville aux confins des déserts qui vit de l’attente d’un hypothétique chemin de fer. Très vite, l’histoire de la mère fusionne avec l’histoire de Vienna. Amantes abandonnées, leurs visages se mêlent, même bouche fardée, mêmes lèvres gourmandes, même chevelure opulente et même « air fatal ». Même vie peuplée de contradictions gémelles où l’amour d’une liberté âprement défendue le dispute à l’amour indéfectible pour l’homme aimé qui a trahi, l’homme aimé qui est parti. L’homme que l’on attend.
Souvenirs d’enfances et souvenirs filmiques tressent ensemble, à partir de motifs récurrents ― celui, symptomatique, du cou par exemple ―, un univers symbiotique qui mêle sans fracture couleurs et parfums ancrés dans la chair enfantine de la fillette attachée, formes et « geste », à sa mère et empreintes durablement gravées, dans la chair mémorielle de la narratrice, par la puissance des images et de la musique du film. Le film que Catherine Soullard nous invite à relire avec elle à travers son propre regard, soutenu par le lyrisme d'une écriture éminemment poétique, c’est Johnny Guitar. Nicholas Ray, 1954. À la fois scénariste, spectatrice, camera-woman et projectionniste, la narratrice de Johnny enlève le spectateur/lecteur sur les traces du solitaire à la guitare pour le précipiter dans l’univers féroce des règlements de compte du saloon d’Albuquerque où s’affrontent, animés de jalousie et de fureur, Emma et Dancing Kid, amants et rivaux de Vienna. Vienna meurtrie par les cinq années de désertion de Johnny, Vienna qui lutte pour faire peau neuve et pour garder la tête haute parmi « ces drôles d’énergumènes qui arpentent le Grand Ouest ».
Mais, derrière l’intrépide Vienna, c’est la mère qui ressurgit. Et sous les « mots suspendus » de la mère « anéantie » par son chagrin d’amour, les mots de la narratrice, qui tente par l’écriture de dénouer/renouer « le fil des histoires perdues ». Celle de la mère et de son amant, « engagé volontaire », « qui partit un beau jour au fond de l’Indochine » et jamais n’en revint. Et celle de l’enfant, « premier témoin, première barrière, première, toujours première et victoire et défaite », qui s’interroge sur elle-même et sur ses origines, voit sa mère se perdre dans « les nuits sans sommeil » de l’Hôtel-Dieu, puis s’enfoncer peu à peu dans une nuit irréversible, sans mémoire et sans âme. C’est à la rencontre de « cette drôle de mère détruite, dans cette chaise en bois blanc, les jambes pendantes dans des pantoufles sales », soumise au bégaiement de mots qui « ne disent plus rien », que la narratrice se confronte, se précipite et tente de sauver son histoire. C'est pour elle, la mère, qu'avec force et passion, elle ressuscite Vienna et Johnny. Pour qu'enfin Johnny revienne sceller avec elle, d'un ultime mensonge, le dialogue interrompu :
Johnny : Dis-moi un mensonge, dis-moi que toutes ces années, tu m'as attendu, dis-le moi.
Vienna : Toutes ces années, je t'ai attendu.
Johnny : Si je n'étais pas revenu, tu serais morte.
Vienna : Si tu n'étais pas revenu, je serais morte.
Johnny : Pas une seconde, tu n'as cessé de m'aimer.
Vienna : Pas une seconde, je n'ai cessé de t'aimer.
Johnny : Je te remercie.
Peut-être alors, au moment de tourner l'ultime page de ce roman bouleversant, la narratrice a-t-elle enfin rejoint le « point mystérieux » qui préside à l'ouverture de Johnny ? Peut-être va-t-elle pouvoir donner, dans cet équilibre difficile où « tout va basculer », une impulsion nouvelle à son « âme immobile » ? Et transmettre à ses fils, sous les mots brouillés d'une « vieille, immobile, défaite », les mots de force et de tendresse qui l'habitent. L'histoire n'est pas finie, la vie continue, « le point de vue va changer ».
« Allez, venez, dans l'Ouest, dans l'Ouest américain, du côté d'Albuquerque, c'est là que nous allons, juste après la frontière, il y a une terre immense qui coule à l'horizon, je guiderai vos pas... »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Un très bel article pour une belle lecture !! J'ai retrouvé ici l'atmosphère du livre.
Rédigé par : antigone | 27 août 2008 à 15:51