Angèle Paoli et Françoise Clédat (à droite)
Marché de la Poésie, Paris, vendredi 20 juin 2008
D.R. Ph. Sylvie Fabre G.
AUTOUR DE L’OISEAU-FAUVE-VAUTOUR
Naxios. De Naxos, qui inspire à Françoise Clédat le titre de son récit poétique EtnaXios, l'auteure ne garde que le souvenir de la disparition d'Empédocle. Naxos, Naxos en Sicile, lieu de la chute autolytique du poète présocratique, dans la bouche de l'Etna, en 424 avant notre ère. « Empédocle a exactement soixante ans quand il se précipite dans la bouche de l’Etna ». Des poèmes d'Empédocle, parvenus à l'enfant, il ne reste que quelques bribes, fragments numérotés des Purifications :
148
Enveloppe mortelle, terre.
149
Air, rassembleur de nuages.
152
Vieillesse du jour.
153
Baubô.
Au cœur de cet ouvrage de Françoise Clédat (paru pour la Xe fête des Amis de l'Amourier, à Coaraze, du 6 au 8 juin 2008), le thème/thrène de la disparition. Celle du père, porteuse de toutes les disparitions à venir, annoncée dès l'exergue signé Rémy T : Enfant, j'ai beaucoup cherché mon père... À l'origine d'EtnaXios, la disparition du père. Le père absent va mourir sans avoir parlé à l'enfant. Chercher à reconstituer l'histoire mutique du père, c'est, paradoxalement, rendre possible la parole. La parole même (1) et (2), celle dans laquelle viennent s'insérer les récits de la « femme oiseau (figures de la dis/parution 1) » et de la « femme sans tête (figures de la dis/parution 2) ».
Le reproche que l'enfant adresse à son père, « Tu vas mourir »... /« Nous n'aurons pas parlé », qui ouvre le prologue et le scande, puis se prolonge à travers le récit, évolue vers l'amenuisement final ― « Tu vas/ Nous n'aurons » ― sur lequel il se clôt.
De ce père absent, l'enfant cherche à reconstruire le passé. De la dis/parition à la dis/parution ― (de l'un vers l'autre visage tendu/ la parution se retourne en dis/parution/ la biographie en autobiographie) ―, les souvenirs, photos de familles et de couples ― Joseph Grampa Phot ―, récits et chronologies des temps de guerre, structurent la remontée dans le temps du récit-poème d'EtnaXios. Kasimir Malevitch au Salon des Indépendants, printemps 1914 ; dernier discours de Jaurès, 25 juillet 1914 ; « développement sans précédent du rôle de l'artillerie dans les combats », automne/hiver 1914. Les événements s'assemblent, sous « l'entêtant jeu de langue de l'enfant » qui tente de saisir « À partir de quoi le temps s'articule. Non charnière d'un avant et d'un après. Mais déploiement d'un futur voué à n'être que du passé /Sur quoi on se retourne ». De même la recherche d'images fondatrices permet-elle à l'enfant le passage de la dis/parition à la dis/parution. Moineau pendu et grenouilles, cadavres, qui « font l'objet d'une première mise en scène confidentielle ». « Oiseaux décapités » que l’enfant retrouve plus tard dans « la série des femmes décapitées qui hantent l'œuvre de Max Ernst ». Ainsi le « roman-collage » de Ersnt, La Femme 100 têtes, devient-il la Femme sans tête (Baubô) dans EtnaXios. Et le poème d'Eluard, La Parole, écrit au retour des tranchées, s'inscrit-il pour l'enfant dans la « série fondatrice » : « Vieillarde = femme sans tête = femme oiseau = la parole même ».
Sous-titré (figures de la dis/parution 2), le chapitre IV d'EtnaXios est celui de la chute annoncée dès le prologue. Liée à la voix, au chant, au poème, au lai inventé pour le père, au chant de Laurie Anderson pour William S. Burroughs, aux Volcano Songs de Meredith Monk, la chute obsède l'enfant d'EtnaXios: « Chute du corps du poème », « (Chute dans le chant de la voix non exercée pour le chant) », chute d'Empédocle qui « prend congé de ses enfants » en se précipitant dans le cratère du volcan, chute de l'oiseau. Et « juste avant la chute, dans le dépliement des ailes entendre se déplier le nom Vautour ».
Rêves enfantins, collages et inventions, découpages audacieux, associations d'images et de mots, glissements imperceptibles ― de la conversation à la conservation, des vocalises au volcanisme, de la transe à l'ou-trance ― et jeux de langage (dont, en premier lieu, l'anacyclique EtnaXios/soiXante), le récit-poème d'EtnaXios, joue sur la réversibilité. « Réversibilité de l'ignorance » qui inspire à l'enfant ces mots : « toi, ignorant du futur où tu ne seras pas qui est mon présent sur le point de passer, moi, ignorante du passé qui est ton présent où je ne fus pas », réversibilité du sexe ― « De féminine et maternelle qu'elle était, la légende du vautour se retourne en masculin et paternel ». À l'inversion du temps ― enfance et vieillesse, visages et masques ― s'ajoute l'inversion image/langage : « esilaérevêrelesilaéregamilesilaérevêrel » (le rêve réalise l'image réalise le rêve) ou « vice versa je rêve ». Histoire et préhistoire ― aller vers l'une ou vers l'autre ― relèvent de la même expérience. Ce qui a été perdu annonce un futur périssable et l'avenir sera perdu à son tour dans le même mouvement de relecture du temps. « Rêver sa préhistoire/comme fin de sa propre histoire/telle qu'elle ne manquera pas de se réaliser ».
Enfance et vieillesse se rejoignent sous le même masque obsédant-hideux et les mots s'agglutinent dans leur insoumission pour former une nouvelle chaîne de caractères.
« La peau se désolidarise
superflueboursouflasquefanonne
doublementonnependilleplisse
hercyneprofonde
s'entrefriperavinedevantderrièrenuquecolentrecolnévénaevus
nielleuseniellure... »
L'« intermède » du « Lai de peau » se termine en aparté sur un aphorisme curieux :
(La vieillesse est une animale étranglée qui s'insoumet à l'étranglement).
À ce constat il convient de céder. « Céder à l'instance obscure qui lie grenouilles mortes et oiseaux décapités à la figure de celle qui, portant sa propre mort en elle, met ce qui lui reste de force à la représenter ».
Récit-poème de l'effacement, EtnaXios est un récit-poème du provisoire. Le temps d'une relecture du temps, l'écriture rend possible juxtaposition des contraires, assemblages et réversibilités. « Provisoirement » réconciliée avec « sa nature animale », la femme-oiseau-fauve-vautour peut revêtir « le masque du poète ». Et sous le masque du fauve-vautour dire l'impossible. « La chose du risque ».
« Provisoirement ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Chère Angèle,
Comment vous remercier en proportion du cadeau que vous me faites : cette magnifique analyse, si fouillée, précise, attentive et perspicace, bien plus qu'une simple « note » de lecture, d'EtnaXios !
Tout ce que vous écrivez est en accord avec mes intentions. Et me plaît aussi beaucoup votre terme « récit-poème » qui, plus que « récit poétique », rend-compte de l'objet qui est bien pour moi un poème tout en tenant du récit. Aujourd'hui il semble que le roman soit la forme légitimement habilitée à prendre en charge différentes formes d'écriture, y compris la forme poétique. Or ma petite tentative à moi, mon désir, c'est d'aborder le problème par l'autre bout, et de revendiquer pour le poème cette capacité d'intégrer des formes diverses y compris et particulièrement les formes narratives. C'est pourquoi le terme « récit-poème » me va droit au cœur : il nomme avec exactitude la forme à laquelle je travaille, où je tente de progresser, où j'ai conscience d'avoir à progresser, et c'est aussi celle du livre que je suis en train de terminer ces jours-ci.
Au plaisir de vous lire, chère Angèle.
Avec ma gratitude et mon amitié,
Françoise Clédat
Rédigé par : Françoise Clédat | 06 juillet 2008 à 16:16