Éditions Verdier, 1988.
Lecture d’Angèle Paoli
Vincent Van Gogh Portrait de Joseph Roulin, assis, Arles, début août 1888, Huile sur toile, 81,3 x 65,4 cm Boston, Museum of Fine Arts
La lecture du dernier ouvrage de Pierre Michon ― Le roi vient quand il veut ― m’a conduite tout naturellement à une ré-immersion dans l’œuvre narrative de l’écrivain creusois. Relecture passionnée qui, après vagabondages d’une vie à l’autre, a fait s’arrêter la lectrice que je suis sur la Vie de Joseph Roulin. Et se poser sur les « ailes d’un noir mat » du Corvus corbax sur lequel se clôt le récit. Corbeau ainsi nommé de son « nom impérial » « par la bouche de Linné, son Serviteur ». Mais reprenons les choses en amont. Surpris, Joseph Roulin le serait assurément s’il lui était donné de revenir sur terre ! Et de se découvrir vivant d’une vie de prince ― « galonné comme un officier du Montenegro » ― sous la plume ingénieuse et mimétique de Pierre Michon. Surpris de se voir vivre, lui, le faux facteur, aux côtés de Van Gogh ou de Gauguin, devenus depuis célébrissimes, ― la coqueluche des biographes et « des businessmen de Manhattan » ―, surpris de s’entendre penser, derrière le « je » anonyme de son impérial créateur, son incompréhension de la peinture et des Beaux-Arts ! Surpris de se voir surgir dans la densité d’un texte dont, de son vivant, il n’aurait eu aucunement la possibilité d’entrer mais dont il aurait sans doute pu apprécier, modestement, la Théorie ! Surpris de se voir immortalisé un temps en moujik flanqué de sa baba ou accompagné de Van Gogh, son barine, en satrape assyrien ou en sujet d’icône au « nom compliqué, Népomucène ou Chrysostome, Abbacyr qui mêle sa barbe fleurie aux fleurs des cieux ». Ou encore, le plus souvent immortalisé en ange républicain, épris de l’« éternelle utopie républicaine ». Le voilà, lui, l’obscur entreposeur des Postes, alcoolique et républicain, donc, flanqué d’une Augustine anéantie dans sa pauvre détresse millénaire, et de ses trois enfants. Tous trois tour à tour peints par Van Gogh. Armand, Camille, Marcelle. Il serait étonné, l’homme à « la grande barbe en fer de bêche », de se retrouver là, couché sur le blanc des pages où il reconnaîtrait son nom, Joseph Roulin, un nom obscur comme l’est aussi celui de l’auteur, ce Michon qui le tire provisoirement du néant où, depuis toujours, il gît. Un nom issu d’on ne sait quelle campagne profonde, pléonastiquement, les Cards pour l’un, Lambesc pour l’autre. Il serait étonné de rencontrer là, dans le blanc des pages, l’homme à la grande vareuse bleue et à la casquette des Postes, tel que peint jadis par Van Gogh ; lorsque lui, Roulin, posait pour Vincent dans l’atelier de la « maison jaune » où « il devint tableau, matière un peu moins mortelle que l’autre, dans cette bicoque aujourd’hui invisible et aussi connue que les tours de Manhattan ». Ou encore, dans la pauvre « isba » d’Augustine entre la cafetière et les chaises paillées, entre pipe froide et godillots avachis. Il découvrirait le dédoublement de Joseph Roulin, entreposeur des Postes à Arles et prince invisible, rendu obscurément visible par les phrases-volutes de Pierre Michon, pris dans leur tourbillon comme il l’était jadis dans les tourbillons mystérieux tracés dans la pâte de la toile par les pinceaux de Van Gogh. Il retrouverait là l’utopiste républicain ignorant tout de l’art et de ses arcanes confus, ignorant aussi des complexités de l’écriture. Le voilà donc, Joseph Roulin, ressurgissant cent ans plus tard ― 1888-1988 ― derrière le « je » anonyme du narrateur qui déclare que le facteur d’Arles est un personnage de « bien peu de profit » pour qui « se mêle d’écrire sur la peinture ». Mais qui lui convient. Comme lui conviennent aussi les portraits brossés, tantôt côté Roulin, tantôt côté Van Gogh. Et qu’avec lui revivent les hommes de ce temps, Théo Van Gogh, le frère aimé, Gauguin ― Monsieur Paul ― rencontré chez son ami Vincent ; ou chez la mère Ginoux, l’imposante taulière, l'Arlésienne, que le petit rouquin s’est plu à peindre dans des allures de « reine d’Espagne ». Pourtant, au-delà, derrière tous ceux, compagnons de vie et artistes, nommément cités, il y a, qui court en filigrane dans le récit, la présence invisible du maître en écriture choisi ici par Pierre Michon. Ce maître, c’est Gustave Flaubert. Le Flaubert d’Un cœur simple. Ainsi Pierre Michon invente-t-il pour Joseph Roulin un univers flaubertien. Un cœur simple, en apparence, celui du facteur Roulin qui, tout compte fait, préférait encore « le portrait en chromo d’Auguste Blanqui » aux tableaux de Vincent Van Gogh qu'il ne trouve pas bien jolis. Flaubertien, « l’oiseau parleur, merle ou mainate » des Roulin, double républicain de Loulou, « qui peut-être prononçait les noms d’Anacharsis Cloots et de Vincent Van Gogh » au lieu des formules enseignées par Félicité à son perroquet : « Charmant garçon ! Serviteur, monsieur ! Je vous salue Marie ! ». Mais de l’humble servante normande et de son Loulou des îles, Joseph Roulin n’a cure, qui ne soupçonne pas même l’existence, sous des cieux éloignés, d’autres vies pareillement minuscules à la sienne, que nul, jamais, ne tirera vers l'existence. Sinon l'artiste. Par trois fois, Joseph Roulin est tiré de l'anonymat pour lequel il était fait. La première fois par la peinture de Van Gogh, la seconde par l'écriture de Pierre Michon mimant la peinture de Van Gogh, la troisième fois par Pierre Michon mimant Flaubert. De fait, métamorphosé en figure assomptionnelle par la folie Flaubert, le perroquet d'Un cœur simple, immortalisé par son créateur, sauve Félicité de son dénuement et de la pauvreté de sa « vie ». Car « qu’est-ce que la littérature sinon ce qui transforme le corps vide en corps de mots, en corps glorieux ? » écrit Pierre Michon dans Le roi vient quand il veut. Et que fait Pierre Michon, sinon métaphoriser « le vieux facteur rouge » en portrait de l'artiste, capable de changer en figure assomptionnelle républicaine, le jeune dandy à qui il vient de céder une toile de Van Gogh ! Assomption finale dont le médium est le mainate réjoui de Joseph Roulin. Lequel, « pour marquer le coup... la barbe d'Assur se plaquant au col dans les basses, l’œil enlevé bien au-delà de Notre-Dame de la Garde et de la ligne bleue des Vosges vers le paradis des Beaux-Arts chanta une Marseillaise ou une scie de gabier, Jean-François de Nantes ; et le mainate s’en réjouit. Quand très tard le jeune homme un peu gris descendit l’escalier et sortit rue Trigance son tableau sous le bras, quand tête levée vers les étoiles il courut joyeusement dans la nuit déserte, l'air sifflant à ses oreilles, il crut entendre à côté de lui, au-dessus de lui, la masse colossale de la Vieille Charité, en tous les sens perdue dans le noir, s'emplir et s'ébattre d'un vol d'hirondelles. » « Type romanesquement très ancien du témoin, du petit témoin », Joseph Roulin incarne la figure du pauvre ― qui avec le héros, est « la figure qui mérite le plus qu'on lui consacre une vie » ― et dans la catégorie du pauvre, celle du révolutionnaire. Choisir Roulin, choisir le côté « rouge », son côté « Grand Soir », c'est pour Pierre Michon, « mettre en présence dans une même constellation, deux mythes sociaux très beaux et très forts: le mythe de la révolution, du " Grand Soir " en tout cas et le mythe des beaux-arts ». « J'ai aimé frotter l'une contre l'autre ces deux mythologies », écrit Pierre Michon. « Deux mythes tout à fait opposés puisqu'il y en a un qui tend au solipsisme ― celui de l'art ― et l'autre, au contraire, extrêmement tendu vers une communauté idéale à venir. J'ai voulu que mes deux personnages s'aiment à travers ces deux grands mythes du siècle dernier. » « Serai-je un roi ou un pourceau ? » s'interroge Flaubert dans ses Carnets intimes *. Et Pierre Michon de déclarer à son tour dans Le roi vient quand il veut : « L'incarnation, le corps glorieux, l'eucharistie. Autant de métaphorisations du miracle qui change les corps en mots, la jouissance en rythmes, la souffrance en œuvres et d'inertes clochards en auteurs. » Une incarnation admirablement et idéalement réussie. Pour Joseph Roulin, pour Van Gogh, pour Loulou et Félicité, pour la lectrice que je suis, pour la littérature. Pour Pierre Michon écrivain. Le roi est venu. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli ____________________________ * Carnets intimes, in Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert, Éditions Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 2000, p. 216. Traduit de l'anglais par Jean Guiloineau.
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PIERRE MICHON ■ Pierre Michon sur Terres de femmes ▼ → 28 mars 1945 | Naissance de Pierre Michon (extraits de Corps du roi et de Vies minuscules) → Pierre Michon, Les Onze (lecture d'AP) → Pierre Michon, Le roi vient quand il veut (lecture d'AP) ■ Voir aussi ▼ → (sur remue.net) un admirable dossier Pierre Michon → (sur en.wikipedia.org) The Roulin Family |
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