Image, G.AdC
10 juin. […] Voilà ce que j’ai écrit le 8 : « Une moitié de moi-même déteste violemment mon mari, mais une autre moitié de moi l’aime tout aussi violemment. Nous ne sommes en réalité pas faits pour nous entendre. » Mais j’ajoute : « Pour autant je ne suis pas disposée à aimer quelqu’un d’autre. Je suis engluée dans de vieux idéaux de fidélité, et par nature incapable de les transgresser. » ― « Certes, cette façon perverse et insistante de me caresser m’est insupportable, mais, d’un autre côté, comme il est évident qu’il m’aime à la folie, je me sentirais coupable de ne pas le récompenser d’une manière ou d’une autre. » Moi qui ai reçu de mes défunts parents une très stricte éducation confucéenne, si j’ai pourtant été conduite à laisser mon pinceau médire de mon mari, c’est bien entendu parce que ligotée plus de vingt années durant par une morale désuète, je m’étais jusque là efforcée de faire taire ma frustration, mais aussi parce que je commençais à me rendre compte, obscurément, que je ferais finalement plaisir à mon mari en le rendant jaloux, et accomplirais ainsi les devoirs d’une vertueuse épouse. Mais à ce moment-là je me contente de dire que « je déteste violemment mon mari », que « nous ne sommes pas faits pour nous entendre », pour confesser aussitôt que « je ne suis pas disposée à aimer quelqu’un d’autre », et que je « suis par nature incapable de le trahir ». Peut-être, inconsciemment, avais-je alors déjà commencé à aimer Kimura, mais je l’ignorais. J’avais seulement laissé échapper bien malgré moi, non sans appréhension et de manière très indirecte, des mots susceptibles de rendre jaloux mon mari, comme preuve de mon dévouement.
Le 13, je lus les phrases suivantes : « En me servant de la jalousie que je ressens envers Kimura, j’ai réussi à donner du plaisir à ma femme » ― « j’aimerais qu’elle comprenne qu’en s’efforçant de me stimuler ainsi, elle contribuera à son propre bonheur » ; ou encore : « Je voudrais qu’elle me rende jaloux à la folie » ― « Elle peut aller jusqu’à un certain point, passablement scabreux. Plus il sera scabreux, mieux ce sera » ― « Elle pourrait même aller jusqu’à me laisser plus ou moins soupçonner qu’elle ait pu franchir les limites. Je souhaite qu’elle aille jusque-là. » C’est alors que ma manière de considérer Kimura connut une brusque transformation. J’avais trouvé que mon mari avait l’esprit mal placé en lisant ce qu’il écrivait le 7 : « A tout le moins en ce qui concerne ma femme, […] peut-être est-elle persuadée de surveiller les deux jeunes gens, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en réalité, elle aime Kimura », et je m’étais bien juré qu’il aurait beau m’y pousser, jamais je ne m’abaisserais à une telle indignité ; mais en l’entendant me dire: « Plus ce sera scabreux, mieux ce sera », un retournement s’opéra en moi. Je ne sais si mon mari a manœuvré en percevant que Kimura me plaisait avant même que j’en prenne conscience, ou si mon sentiment a pris naissance en réponse à ces manœuvres. Quoi qu’il en soit, même après que j’ai pris clairement conscience de mon intérêt croissant pour Kimura, je continuai à me leurrer moi-même, me persuadant que je m’« efforçais », « bien malgré moi », de me comporter ainsi. »
Junichirô Tanizaki, La Clef, in Œuvres, Bibliothèque de La Pléiade, vol. II, Éditions Gallimard, 1998, pp. 1115-1116.
JUNICHIRŌ TANIZAKI Voir aussi : - (sur Terres de femmes) 1er janvier ****/Junichirô Tanizaki, La Confession impudique ; - (sur Terres de femmes) 9 octobre **** /Tanizaki, Journal d’un vieux fou (extrait + article). |
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