YEUX CLAIRS NOYÉS
Odeur du café. Leitmotiv intérieur qui grève l'absence. Gestes de la mère, ancrés dans la mémoire sans oubli. Café. Odeur des matins d'avant. Rien ne sera jamais plus comme avant. Autrefois, avant... Gestes. Menus gestes du bras et froissé de la robe. Cent fois observés, les gestes, avant que la vie bascule. Puis s’arrête. Odeur du café dans la maison, douceur de la peau d'Yllka sous la manche. C’est tout ce qui reste de la mère. Comment retrouver Yllka ? Est-elle encore en vie après toutes ces années de guerre et d’horreur qui l’ont conduite, un jour, au cœur de la tourmente, à se séparer de ses deux enfants ? Rejoindre le passé, est-ce encore possible ?
Emina sait que l'irrémédiable s'est produit. Que rien, jamais, ne sera plus pareil. Il y a cette douleur au ventre, il y a ses larmes retenues qui glissent sur sa joue. Il y a pourtant ce désir plus fort que la mort de partir sur les traces d'Yllka. Emina quitte l’Allemagne de l’exil pour se rendre à Tetovo, dans le sud, pays d’origine d’Yllka. C'est là qu'Yllka a grandi et vécu ; là que demeure encore l’oncle Feti, frère d’Yllka. C'est là qu'Emina cherche sa mère, dans l'outremer des « cimes du Šar ». Il y a aussi et surtout le carnet d’Emina. Surgissement des italiques dans le récit et des points de suspension sur ce qui ne peut pas être dit. Le carnet — retour sur les années noires — retrace, fragmentés, les souvenirs « d'un temps naufragé ». Énigmatique, incompréhensible, la guerre a éclaté, qui divise tout en deux. Commence alors l’angoisse silencieuse de l'attente. Celle d'Yllka pour Edin, celle d'Emina et d'Alija pour leur père. Il y a les sirènes qui vrillent le ciel. Il y a cette incompréhension : Zoran, pour qui bat le cœur juvénile d'Emina, serait-il un ennemi ? Il y a la vie dans les caves de Sarajevo en ruines. Il y a la mort qui rôde dans la ville. La mort d’Ismeta, l’insouciante et joyeuse Ismeta, fauchée en pleine rue par les tirs ennemis. Cela ne va pas durer, disait Yllka, mais cela dure. Et Yllka ne dort plus ; « les grands parlent à voix basse ». Il faut prendre des décisions. Éloigner les enfants, se séparer d'eux. Peut-être, là-bas, à Slavonski Brod, pourront-ils atteindre « la rive des possibles »? Yllka confie son fils à Emina. Désormais, il leur faut, à l'un et à l'autre, apprendre à vivre ailleurs, dans l'absence d'Yllka et dans la souffrance. Et toujours lutter « pour que les lambeaux de brume » ne les engloutissent pas « corps et âme ». « Des années après, Emina se rappelle son arrivée à Zagreb, après des heures de voyage. » Des années après encore, « tout leur être est tourné vers Yllka ».
Des années après peut-être, dans l'aéroport de Budapest, Cécile Oumhani croise le regard d'une jeune femme aux yeux clairs « noyés d'une tristesse indicible ». Ce regard qui emporte en s'éloignant le secret de son chagrin, offre à Cécile Oumhani la trame de l'histoire d'Yllka. Qui est sans doute aussi celle de milliers d'autres. Bouleversante jusque dans ses moindres accents, emplis de réserve et de pudeur. Une histoire de « blessures infligées par l'Histoire ». Le café d'Yllka. D'une immense tendresse.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Cécile Oumhani vient de recevoir le Prix Littéraire Européen de l'ADELF (Association des Ecrivains de Langue Française) 2009 pour son roman Le Café d'Yllka.
Toutes mes félicitations à Cécile.
Rédigé par : Angèle | 02 décembre 2009 à 10:49
Merci, chère Angèle, pour votre écoute, votre présence si généreuse et ce lieu où chaque jour vous nous offrez ces beaux moments de lecture et de découverte.
Cécile Oumhani
Rédigé par : Cécile Oumhani | 03 décembre 2009 à 22:14