Source [Croisset], nuit du jeudi, I heure, [26-27 mai 1853.]
Je ferais mieux de continuer à travailler et de t'écrire demain, car je suis ce soir fort animé et dans un grand rut littéraire. Mais comme demain il peut revenir, cela me remettrait trop loin (au plaisir que me font tes lettres, je pense que tu dois bien fort aimer les miennes). Et puis il faut se méfier de ces grands échauffements. Si l'on a alors la vue longue, on l'a souvent trouble. Le bon de ces états-là, c'est qu'ils retrempent et vous infusent dans la plume un sang plus jeune. On a dans la tête toutes sortes de floraisons printanières qui ne durent pas plus que les lilas, qu'une nuit flétrit, mais qui sentent si bon ! As-tu senti quelquefois comme un grand soleil qui venait du fond de toi-même et t'éblouissait ? [...] Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé ! Sans que j'aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et [bien] que la vie, pour moi, n'ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. C'est peut-être un monstrueux orgueil, mais le diable m'emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr d'ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l'Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d'un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s'est formé. Et si les atomes sont infinis et qu'ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? A force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr'humaines ne sont pas plus intenses. D'où viennent les mélancolies historiques, les sympathies à travers siècles, etc. ? Accrochement de molécules qui tournent, diraient les épicuriens. Oui, mais les molécules de mon corps vivant ne tournent guère, et enfin ce n'est pas parce qu'un imbécile a deux pieds comme moi, au lieu d'en avoir quatre comme un âne, que je me crois obligé de l'aimer ou, tout au moins, de dire que je l'aime et qu'il m'intéresse. Il fut un temps où le patriotisme s'étendait à la cité. Puis le sentiment, peu à peu, s'est élargi avec le territoire (à l'inverse des culottes : c'est d'abord le ventre qui grossit). Maintenant l'idée de patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l'humanitarisme (si l'on peut [s']exprimer ainsi). Je crois que plus tard on reconnaîtra que l'amour de l'humanité est quelque chose d'aussi piètre que l'amour de Dieu. On aimera le Juste en soi, pour soi, le Beau pour le beau. Le comble de la civilisation sera de n'avoir besoin d'aucun bon sentiment, [ou] ce qui s'appelle [ainsi]. Les sacrifices seront inutiles ; mais il faudra pourtant toujours un peu de gendarmes ! Je dis là de grandes bêtises, mais pourtant le seul enseignement à tirer du régime actuel (basé sur le joli mot vox populi vox Dei) est que l'idée du peuple est aussi usée que celle du roi. Que l'on mette donc ensemble la blouse du travailleur avec la pourpre du monarque, et qu'on me les jette de compagnie toutes deux aux latrines pour y cacher conjointement leurs taches de sang et de boue ; elles en sont raides. Adieu, comme il est tard ! Je t'embrasse partout, du cœur et du corps, toi avec qui je me fonds et me confonds. Aussi je signe toujours de ce seul mot. Ton Gustave Flaubert, « Lettre du 26-27 mai 1853 » [extrait], Correspondance, in Œuvres complètes, vol. 13 [1850-1859], Paris, Club de l'honnête homme, 1974-1976, pp. 345-348. |
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Rien que la signature, déjà...
Rédigé par : PhA | 27 mai 2008 à 18:24
Un commentaire fort elliptique... en bien ou en mal ?
La vraie question que je me suis posée en mettant en ligne cette lettre est la suivante : "Pourquoi n'apparaît-elle pas dans les anthologies ou extraits choisis de la Correspondance de Flaubert ?". Trop "politiquement incorrecte", ne contribuerait-elle pas à desceller le buste stéréotypé du maître si elle était mise au grand jour ? Un franc-parler qui, dans tous les cas, dérange. Pourquoi ?
Rédigé par : Angèle Paoli | 27 mai 2008 à 19:08
En bien, bien sûr ! (pardon pour l'ellipse - entraînée peut-être par cette signature, justement)
C'est vrai que c'est étonnant, qu'une lettre si forte ait pu être "oubliée".
Rédigé par : PhA | 29 mai 2008 à 13:51
Il est courant que l'on traite Flaubert de "petit bourgeois" de province. Mais d'"aristocrate enragé", ça je ne l'avais jamais entendu. D'autant plus que cela ressemble à un contrepoint inversé et sarcastique (anachronique et donc totalement impossible) de l'expression "intellectuels engagés" de l'après-guerre (cf. Winock-Julliard). Il y a du Paul Léautaud dans ce Flaubert-là.
Rédigé par : Yves | 29 mai 2008 à 15:03