Le
19 mai 1935 meurt à Bovington, dans le Dorset, l’officier et écrivain britannique Thomas Edward Lawrence, dit
Lawrence d’Arabie.
Augustus John, Colonel T.E. Lawrence, 1919
Huile sur toile, 80 x 59,7 cm
Tate Gallery, Londres.
Source
EXTRAIT des SEPT PILIERS DE LA SAGESSE : CHAPITRE I
Une partie du mal contenu dans mon récit fut peut-être inhérente aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvions. Pendant des années, nous avons vécu n’importe comment, les uns avec les autres, dans le désert nu, sous les cieux différents. Le jour, le soleil chaud nous cuisait, et nous avions la tête tournée par le vent qui battait. La nuit, nous étions souillés par la rosée, et rendus à la honte de notre petitesse par le silence innombrable des étoiles. Nous formions une armée concentrée sur elle-même, sans parades ni beaux gestes, consacrée à la liberté, la seconde des croyances de l’homme, objectif si affamé qu’il dévorait toutes nos forces, espoir si transcendant que nos ambitions précédentes pâlissaient à son éclat.
À mesure que le temps passait, notre besoin de combattre pour l’idéal grandit jusqu’à nous posséder sans réserve, maîtrisant de la bride et de l’éperon nos incertitudes. Volontairement ou non, ce besoin devint une foi. Nous nous étions vendus en esclavage, nous nous étions liés ensemble à ces chaînes de forçats, nous nous étions inclinés pour en servir la sainteté, bon gré mal gré. La mentalité des esclavages humains est d’ordinaire terrible ― ils ont perdu le monde ― et nous, nous avions capitulé, non seulement de corps, mais d’esprit, devant l’avidité toute puissante de la victoire. De notre propre fait, nous fûmes vidés de moralité, de volonté, de responsabilité, comme des feuilles mortes dans le vent.
La bataille sans fin arracha de nous le souci de nos propres vies ou de celles des autres. Nous avions la corde autour du cou, et, sur nos têtes, des prix montrant que l’ennemi avait l’intention de nous infliger des tortures hideuses et nous étions capturés. Quelques-uns d’entre nous disparaissaient chaque jour, et les survivants savaient n’être que des marionnettes pensantes sur le théâtre de Dieu. En vérité, notre tyran était sans pitié, sans pitié, aussi longtemps que nos pieds meurtris pouvaient tituber en avant sur la route. Les faibles enviaient ceux qui étaient assez épuisés pour mourir, car le succès paraissait si éloigné, et l’échec, une libération proche et certaine, bien qu’affreuse, du labeur. Nous vivions toujours nerveusement tendus ou effondrés, soit sur la crête soit dans le creux de vagues d’émotion. Cette impuissance nous était amère, et ne nous faisait vivre que pour l’horizon visible, insoucieux des cruautés infligées ou subies, puisque la sensation physique se montrait misérablement transitoire. Des bouffées de cruauté, des perversions, des convoitises passaient légèrement à la surface sans nous troubler, car les lois morales qui avaient paru contenir ces accidents imbéciles étaient devenues des mots plus faibles encore. Nous avions appris qu’il y avait des affres trop aigües, des chagrins trop profonds, des extases trop hautes pour que nos moi limités les enregistrent. Quand l’émotion atteignait cette force, l’esprit s’étouffait, et la mémoire s’effaçait jusqu’à ce que les conditions redeviennent banales.
Une telle exaltation de la pensée, pendant qu’elle laissait dériver l’esprit, lui faisait perdre la vieille maîtrise patiente du corps. Celui-ci était trop grossier pour sentir la plénitude de nos chagrins et de nos joies. Aussi l’abandonnions-nous comme un déchet ; nous le laissions derrière nous pour marcher en avant, simulacre qui respirait sans aide, à son propre niveau, soumis à des influences devant lesquelles, dans des temps normaux, nos instincts se seraient dérobés. Les hommes étaient jeunes et robustes ; la chair et le sang chaud revendiquaient inconsciemment un droit sur eux et tourmentaient leurs ventres d’étranges désirs. Nos privations et nos dangers attisaient cette chaleur virile, dans un climat aussi torturant qu’on puisse concevoir. Nous n’avions aucun enclos où être seuls, pas de vêtements épais pour cacher notre nature. L’homme vivait exposé à l’homme en toutes choses.
T.E. Lawrence, Les Sept Piliers de la sagesse, Éditions Gallimard, Collection Folio, 1992, pp. 31-32-33.
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