Ph., G.AdC
13 mai 1911.
[…] Le sommeil est impossible. Et ce grand œil jaune du ciel pékinois, ce grand soleil si quotidien qu’on le réclame comme un dû, qu’on l’attend comme un ami fidèle… Je m’accorde donc plein congé, puisque mes professeurs eux-mêmes…
Et ce grand soleil donne comme une ombre allongée, que je suis debout, dehors, à cheval, en route pour n’importe où, sous sa lumière et sous le bol bleu sans tache… — n’importe où, c'est-à-dire évidemment près du Palais.
D’instinct, me voici à Tong-Houa-men, la Porte de l’Orient Fleuri, — jamais vue encore à cette heure princière… encombrée de chars à mules, de valets, d’eunuques et d’officiers en tenue de cérémonie : le chapeau d’été, le chapeau conique de paille à la queue de crin rouge, que l’on coiffe par ordre aujourd’hui. Par-dessus tout, la masse ventrue dans ses lignes inclinées, le flanc violet à lèpres grises du mur, percé de la porte coiffée des trois chapes recourbées… Je sais d’instinct que la porte va s’ouvrir.
Ph., G.AdC
Elle s’ouvre. Un flot en débouche et me refoule. Je prends poste à l’angle de la grande avenue par lequel il faudra bien que le cortège tourne. La garde, échelonnée de dix pas en dix pas, ose à peine écarter l’Européen que je suis. On voudrait bien me faire descendre de cheval. Je descends. On me laisse libre ; et, simplement, au moyen de quelques coups de coude, on accepte ma présence au premier rang, et je vais voir…
Je vais bien voir. C’est l’heure de la sortie du Grand Conseil, tenu chaque jour avant l’aube, logiquement, afin de régler par avance de quoi sera fait ce jour-ci. Le Régent sort le premier pour regarder ses maisons privées. La porte s’ouvre : voilà son escorte, à toute allure, droit sur moi : d’abord des ambleurs mongols, portant en vedette des étendards… puis, un extraordinaire cavalier, jeune, et rond, brun de visage, trapu et vif, serrant fortement de ses courtes jambes la selle haute très arçonnée, la selle chinoise qui le juche bien plus haut que l’échine de son cheval… Un œil étincelant qui fouille à la fois la rue et les passants… Dans un éclair, voilà toute la chevauchée tartare conquérante, aux prises, il y a deux cent quarante ans, avec la Chine soumise…
Victor Segalen, René Leys [1922], Éditions Gallimard, 1971 ; Collection L’Imaginaire, 1978, pp. 58-59.
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