Chroniques de femmes - EDITO Chronique de Angèle Paoli
La Pensée de midi, n° 23, février 2008
UN MUR, DEUX MERS
Tanger, ville longtemps rêvée que portent mes lectures anciennes, colonnes d’Hercule de l’enfance des mythologies. Tanger, ville refuge de Jean Genet, ville de passage de Tennessee Williams, Truman Capote, William Burroughs, ville d'aventure de Paul Bowles. Un Thé au Sahara. Qu’y a-t-il de commun entre la ville inscrite de si longue date dans l'imaginaire lié aux portes du désert et la Tanger d’aujourd’hui soumise à son tour, comme tant d’autres, aux frénésies immobilières sans bornes et aux violences de la modernité ? La lecture du dossier consacré à Tanger par La Pensée de midi, va-t-elle permettre de répondre à la lancinante question du devenir de « Tanger, ville frontière » ?
Réalisée par Joseph Marando, la photo de la première de couverture du n° 23 de La Pensée de midi, « Tanger, ville frontière », en dit long sur la nostalgie qui imprègne rivages et hommes. Quel « horizon d’attente » pour celui qui, burnous aveugle et silencieux, tournant le dos à la ville, contemple l’infini, promesse de l’ailleurs ? Attente, suspens, les yeux assis sur l’horizon désert.
La création comme remède à la destruction
Dans son éditorial intitulé « Destruction/Création », Thierry Fabre met à nouveau l’accent (il l’a déjà fait précédemment dans d'autres numéros) sur ce qui frappe et blesse dès le premier abord. L’asynchronie entre deux mondes. Monde méditerranéen et Monde européen. « Le Monde méditerranéen vit un temps de la destruction et semble plongé dans un "paysage de la bataille". » Et l’auteur de retracer ce qui oppose le monde méditerranéen au monde européen depuis 1945. « Non guerre, réconciliation autour de la démocratie, du marché et des droits de l’homme » pour l’un ; violents conflits pour l’autre, « effets dévastateurs » de la colonisation, destructions incessantes. Des trajectoires historiques distinctes auxquelles viennent s'ajouter de multiples divergences, y compris dans l'élaboration de projets communs. Est-il encore possible, s'interroge Thierry Fabre, d'envisager pour les trente années à venir, un futur commun à ces deux mondes que tout semble séparer inexorablement ? Selon Thierry Fabre, il y a urgence à renvoyer à ce désir de « viva la muerte » un processus de création. Seul trait d'union possible à opposer aux armes. Là encore, le seul maître à penser sur lequel appuyer sa réflexion est Albert Camus dont Thierry Fabre rappelle le sens de la mesure et des limites. Ce que l'auteur de L'Homme révolté nommait jadis « la pensée de midi ». Paradoxalement, regarder la destruction à l'œuvre est une invitation à la création.
Ph., G.AdC
Tanger « transnationale »
Le dossier « Tanger, ville frontière » s'ouvre sur une « chronique subjective » de Michel Péraldi (à qui Thierry Fabre a confié la coordination de l’ensemble du dossier). Pour Michel Péraldi, anthropologue qui dirige à Rabat le Centre Jacques-Berque, Tanger est une ville euroméditerranéenne, « transnationale ». Une ville qui vit dans un espace-temps qui « déborde le national ». Être transnational, cela signifie savoir se glisser dans les plis des lois et s'y rendre invisible. Capacité indispensable à qui veut passer la frontière sans courir le risque d'y être reconduit manu militari. Pour nombre d'adolescents, « brûler la frontière » constitue du reste un rite de passage incontournable, une épreuve initiatique nécessaire pour partir à la conquête des marchés du travail européen. En outre, le seul moyen pour ces jeunes de s'émanciper d'une vie qu'ils récusent. Passer de l'invisibilité à la visibilité ne se fait pas sans dommages. Brutalités et violences sont le prix à payer pour qui veut y parvenir.
Être transnational, c'est aussi savoir infiltrer les milieux européens qui dirigent la ville et se couler dans les réseaux qui en drainent les flux. Contraints pour survivre de s'adonner à des activités illicites, les frontaliers trafiquent avec les Européens installés de longue date à Tanger. Trafics sur les marchandises courantes, trafic du shit, prostitution. À quoi s'ajoutent, dans le paysage de la Tanger d'aujourd'hui, les trafics immobiliers. Autant d'activités qui ont permis l'émergence de nouvelles castes bourgeoises. Celle qui, éhontément enrichie par l'argent des montagnes (culture du cannabis), affiche sans vergogne sa réussite et envoie ses enfants à la ville pour y étudier le commerce et la comptabilité; celle de la relance industrielle de Tanger, plus discrète, installée sur le « promontoire, face à l'Espagne » ; aux autochtones qui conduisent l'économie de la ville, il faut encore ajouter une population cosmopolite européenne qui envahit Tanger périodiquement. Emportée par la « spirale de la croissance », cette population d'origine marocaine, qui hante les bars et siffle les filles, n'a plus rien à voir avec ses cousins restés sur place. Ravagée par les séismes d'une capitalisation effrénée, Tanger voit les écarts culturels et moraux qui la divisent se creuser inexorablement et irrémédiablement.
En quelques années, convoitée pour sa position stratégique et ses potentialités économiques, la « Perle du Détroit » est devenue la proie des promoteurs immobiliers. Carcasses vides et aveugles, les habitations neuves envahissent les avenues livrées à la désolation d'une entreprise non terminée. Il s'agit pour les Tangérois de faire vite. Le rêve de faire de Tanger le premier port de la Méditerranée est en passe de devenir réalité. Grâce à l'implantation des usines et grâce aux capitaux venus des montagnes, Tanger n'est pas loin d'évincer ses trois principales rivales : Marseille, Gênes et Barcelone. Pour l'heure, la « ville palimpseste » ressemble dangereusement à Tiruana, Mexique.
À cet article sérieux et préoccupant succède une série de notes plus légères mais non moins éclairantes pour qui veut comprendre la teneur des rapports sociaux en pleine transformation dans la société marocaine.
Portraits
Le conteur tangérois Mohamed M'Rabet offre au lecteur vagabond et curieux des récits cocasses et gentiment moqueurs. Une autre façon d'aborder la ville. À mi-chemin entre réalisme et merveilleux, tendresse et cruauté, les contes de Mohamed M'Rabet font sourire. Cruauté tendre envers les hommes que leur naïveté « rachète », tendresse infinie pour Tanger que hantent ses sirènes.
De père marocain et de mère russe, cuisinier de formation, Mohamed El Halim rend un hommage touchant à son « frère Bachir », dont l'ombre continue de hanter la mémoire de la ville.
Simon-Pierre Hamelin, écrivain et libraire à Tanger, passe ses journées et ses rêves à franchir la frontière. Les « limes » internes à la ville même. Celle qui « sépare la Médina du grand Socco » ou celle encore qui sépare la Montagne des quartiers riches réservés aux gens bien nés. Et au-delà encore, ses frontières et les nôtres, puis plus avant encore dans le texte, les siennes propres. Limes, un très beau texte.
Quelques chapitres plus loin, la sociologue Carole Viche brosse le portrait complexe de Khalid, portier d'une résidence pour étudiants venus de l'intérieur. Portier, un métier en plein essor à Tanger et un métier gratifiant. Qui évolue avec les mœurs et dépasse le simple rôle de concierge. Gardien de l'ordre moral et garant des équilibres sociaux, Khalid jongle avec le règlement et avec son emploi. Les transactions auxquelles il se livre quotidiennement au nom des bonnes mœurs lui assurent de consistantes ressources et un statut social en pleine évolution. Au détriment des jeunes femmes qui paient très cher leur liberté.
Plus anciens, les portraits de Paul et Jane Bowles, toujours vivants dans les mémoires. Si la vie luxueuse et mondaine de Paul et Jane Bowles fait encore rêver les âmes en mal d'exotisme tapageur, il n'en est pas de même pour l'universitaire Stuart Schaar qui évoque l'ennui que diluaient les cocktails quotidiens donnés par le couple. Des rencontres entre expatriés dont Paul Bowles a su tirer de savoureux récits.
Dans une interview donnée par Michel Péraldi, la peintre américano-tangéroise Elena Prentice, longtemps chargée de la direction du Musée de la Légation américaine, évoque sa prise de conscience et son engagement en faveur de la langue parlée au Maroc. De cette époque date le militantisme linguistique d'Elena Prentice. Bouleversée par le problème des Marocains dépossédés du darija (langue maternelle) au profit de la langue officielle, Elena Prentice a mené un combat de cinq ans grâce à la création d'une équipe et à la fondation d'un journal : Khbar Bladna (« Les nouvelles de notre pays »). Une aventure qui a pris fin, faute de moyens financiers. Il reste à Elena Prentice la peinture et sa passion pour la lumière.
En écho à Michel Péraldi, Mercedes Jiménez Alvarez, anthropologue qui s'intéresse aux « mineurs candidats à l'immigration », évoque le cas de « Sheitan » le diable et de tant d'autres qui ont choisi la voie de la rébellion. Et donc de l'exil hors de Tanger, hors du Maroc.
Autre portrait, celui de Mohcine, le « brillant faux guide de la médina », confronté aux tribulations d'une ascension exceptionnelle suivie d'une chute qui le conduit en prison. Réalisé par Julien Le Tellier — géographe « spécialisé dans les études urbaines au Maroc » — et Catherine Mattei, doctorante en sociologie à l'Université Aix-Marseille I, ce portrait vise à étudier l'évolution des relations entre les gens issus de la Casbah et l'intelligentsia argentée, nouvellement implantée dans le quartier du vieux Tanger. Comment se vit la cohabitation entre les habitants les moins nantis de la Casbah et la gentry souvent excentrique et provocatrice qui s'y enracine ?
Lieux
La calle del Diablo — rue du Diable — doit peut-être son nom aux débridements nocturnes qui l'animent encore en dépit des efforts de la police pour la rendre convenable. Mona Kezari, doctorante en anthropologie, regrette le temps où la rue grouillait de toute une population où se mêlaient « ouvriers, chauffeurs de taxis, petits commerçants, prolétaires de la drogue, étrangers, ouvrières travesties en amantes tarifées, prostituées professionnelles, accompagnatrices, petites amies, affairistes, artistes et flambeurs de nuit ». Aujourd'hui, la calle del Diablo, prise en mains par les promoteurs immobiliers et les partisans de la purification, conduit sa résistance nocturne contre la brigade des mœurs pour éviter de voir ses bars fermer l'un après l'autre. Les incontournables du Tanger by night demeurent. « Les Ambassadeurs » et le « Romero Bar », le « Morocco Palace » et « Le Monocle ». Un univers où l'argent est l'élément-clé de l'échange hommes-femmes.
Pour l'ethnologue Abdelmajid Arrif, Tanger se décline selon les rêves du jour et de la nuit. Tantôt « ligne brisée du désir de l'ailleurs », tantôt « ligne d'octroi » sur laquelle se fondent l'échange et la misère ; tantôt « ville-seuil » peuplée de voyageurs et d'hommes en exil, « ville ouverte sur le large » pour les uns, « ville fermée » sur la misère et les compromissions pour les autres ; « ville du référentiel » où se croisent et se jaugent les destins que tout oppose, Tanger est la « ligne de brisure des phantasmes » que domine la figure sublime de la putain. « Ligne lumineuse », Tanger s'illumine de ses chimériques lucioles. Un patchwork où se télescopent pour une nuit barbare, le muezzin et les filles. « Nadia, Houriyya, Zarha and co » qui « s'offrent en pâture au cercle d'une nuit ».
Mais la photogénique Tanger est aussi ville légendaire du cinéma. Les noms des salles obscures résonnent encore dans les mémoires de la « Perle du désert ». Alcazar, Capitol, Ciné-Americano, Dawliz, Flandria, Goya, Ciné Lux, Mabrouk, Mauritania, Paris, Rif, Roxy, Tarik et Vox. Quatorze salles en tout dont cinq d'entre elles continuent de se battre pour tenter de survivre.
Écrivain et photographe américaine installée à Tanger depuis 2005, Simona Schneider retrace l'histoire d'amour entre la ville et le cinéma. En même temps que l'histoire du cinéma tangérois. Avant d'évoquer le cinéma international de la Cinémathèque et les festivals du film de la Tanger d'aujourd'hui. La programmation, toujours plus exigeante et plus vaste, est la preuve indubitable que le cinéma tangérois a gardé droit de cité et se bat pour l'avenir.
Le dossier de « Tanger, ville frontière » se clôt sur l'évocation du Café Commercy, « lieu mythique » où se regroupent les fumeurs de shit. Parmi eux, un étrange personnage, marin de son état et lecteur d'un livre unique qui sent encore l'iode des anciens voyages. Driss Ksikes, écrivain, passe de longs moments en compagnie de Ba Allal. Il est seul à écouter encore les récits du vieux matelot amateur de périples intérieurs. Des récits d'autant plus vibrants que désormais, la « mer est morte », séparée des hommes par un mur de béton. Pour Ba Allal, Tanger n'est plus qu'une terrible équation : Un mur, deux mers.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 19/« Qui menace qui ? » ;
- (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 20/« Beyrouth XXIe siècle » ;
- (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 22/« Mythologies méditerranéennes » ;
- (dans le Magazine de Zazieweb) Revue des revues V : La pensée de midi. Penser le monde méditerranéen, par Angèle Paoli.
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