Image, G.AdC
Sidi-Madani *, 5 et 6 février 1948.
ACCUEIL ET GENTILLESSE ARABES
― (Au printemps de février en Afrique du Nord). ― Il y a certainement une gentillesse arabe, quelque chose ! dans l’accueil et le sourire de ces gens… ! Et naturellement, surtout chez les femmes et les enfants, et aussi chez les simples paysans. Une joliesse et une grâce, fort souvent accompagnées de malice, de vivacité, d’enjouement : un sourire ou un fou rire un peu timide d’être ainsi saisi sur le vif, touché à vif. Quelque chose dont on ne peut s’empêcher, quelque chose de non commandé, qui s’échappe, qui bondit malgré eux. Quelque chose de caché, de soigneusement (et fort gracieusement) drapé, qui se livrerait volontiers, qui se livre, qui ne se découvrirait pas volontiers, mais qui est content, ravi, avide qu’on le devine, qu’on le soupçonne. Et le regard des femmes voilées appelle à cela. Ces femmes sont des lampes. Rien n’est si appelant que la flamme.
À la campagne, brusquement sur le seuil de portes, ces femmes non voilées qui apparaissent et se cachent aussitôt, ravies, en souriant. Cela ne dure pas beaucoup moins que la floraison des arbres fruitiers. […]
Gentillesse et côté avenant, accueillant, de ce qui est soigné, préparé par les femmes : les maisons, la cuisine. Maisons et potagers ― vergers dans les campagnes ― le chez-soi est joli et paré (dans la plus grande simplicité et pauvreté). Vergers fleuris au printemps.
Il brille partout dans la campagne, le blanc de chaux des maisons derrière la haie de cyprès. Oh ! les jolis nids ! Petits mignons villages, petites maisons blanches, petits mignons yeux et pieds des femmes. Jolis orteils brillant dans la montagne, maisons et marabouts. On n’en voit que l’œil ou l’orteil (la cheville, les mains, une main).
Rapport entre œil et orteil. Petits oignons.
Le fard, le charbon sous les yeux est comme le charbonnement de la mèche sous la flamme (de la lampe). Nécessité du fard. Et le rose aux joues c’est la surface proche sous l’abat-jour, que la lampe éclaire. (La chair qu’il s’agit d’éclairer, qui est ce qui est à offrir, à consommer, à manger : la partie comestible, le repas servi, la nourriture offerte.)
Oh tu es ainsi comme une table servie, sous la lampe ! Mais table qui répond, est happée, se colle, est aimantée vers vous, contente, ravie d’être mangée et qui participe ainsi au festin… et nous l’aimons pour son goût du sacrifice. Et les fruits se multiplieront sur la nappe, parce que nous aurons ainsi pris le premier festin ensemble !
Ainsi de même des vergers fleuris.
À propos de rose (incarnat) du Sahel, parler du (ou de la) rose (rouge) de confusion ; de la confusion du sang, du ciel, des veines ; de la confusion des couleurs (profusion, confusion), carnation, incarnation, ongles.
Francis Ponge, Pochades en prose, Méthodes, Éditions Gallimard, 1961 ; Collection Idées, 1971, pp. 93 à 96.
* Entre décembre 1947 et mars 1948, ont eu lieu, dans un ancien hôtel transatlantique à Sidi Madani, dans les gorges de la Chiffa, des rencontres d’intellectuels, écrivains, artistes venus d’Algérie et de France. Y participèrent notamment Louis Benisti, Malek Bennabi, Albert Camus, Jean Cayrol, Mohamed Dib, El Boudali Safir, Louis Guilloux, le docteur Khaldi, Michel Leiris, Brice Parain, Louis Parrot, Francis Ponge, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Jean Tortel,…
Ces rencontres, bien qu’ignorées de la plupart des historiens ou passées sous silence, méritent d’être évoquées comme un moment important de la vie intellectuelle de l’époque. [Source]
Derrière le voile, la chair
Les hommes de sa tribu
N’aiment pas les femmes
Ou bien les aiment trop.
Ils les cachent
Jalousement
Sous de grands voiles
Et elles ne disent mot
Ont-elles même une âme
A l’image
De leur œil, unique
Ces filles sages et pudiques
Qui baissent la paupière
Et ne dévoilent jamais
Pupille
Chair étouffée
Peau blanche au milieu
De ces fronts burinés
Par le soleil
Ou la courbe oubliée de la cheville
Et le creux si léger, O si léger de l’oreille?
Mais elles ne disent mot
Ni syllabe ni lettre
Aucun son
Pas même un gémissement
Ne s’échappe de leur bouche
Condamnée au silence
Condamnée aussi lentement
Que peut l’être plante par un mur
Construit pierre par pierre
Et qui serre le lierre de peur
Que le lierre ne s’insère entre ses pierres
Langue muette langue brisée
Sous des couches d’étoffe
Voile opaque étouffant
La mémoire
Monde noir et brûlant
O femme d’ici, sans visage et sans voix
Sa lèvre ne touche
Que tissu
Et parfois,
Seulement,
Timidement
La chair de la tribu,
Quand l’homme lui revient
Avec des ordres dans la main
Et parfois un bijou
Qu’elle suspendra
A la naissance de son cou
Là où jamais regard ne se pose
Là où voile impose la loi
De l’homme
Qui n’aime pas les femmes
Ou bien les aime trop
Et elle ne dit mot
Rédigé par : Emilie Delivré | 07 février 2008 à 12:22