Il y a quarante-trois ans, le 4 février 1978, le cinéaste italien Ettore Scola recevait l’Oscar du meilleur film étranger pour son film, Une journée particulière [Una giornata particolare, 1977]. Avec Sophia Loren et Marcello Mastroianni. Sur une scénario de Scola et Ruggero Maccari avec la collaboration de Maurizio Costanzo.
Le Palazzo Federici
de l'architecte romain Mario De Renzi (1897 – 1967)
(29, viale XXI Aprile, Roma),
où a été tourné Une journée particulière.
Phalanstère conçu en 1931, et inauguré en 1933
(année XI de l'ère fasciste).
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Rome, le 6 mai 1938. Rome, un ensemble d’immeubles mussoliniens. Avec patio et cour intérieure. Et drapeaux du IIIe Reich sur les façades. Dans les hauteurs de l’un des immeubles, l’appartement d’Antonietta. Un petit matin brumeux. Le réveil sonne. Plus tôt que d’ordinaire. La concierge est déjà à l’ouvrage, balai en main et air revêche. La journée d’Antonietta commence. Elle est mère d’une famille nombreuse. Première levée. Elle se met au travail. Préparer les affaires de chacun, costumes militaires, chemises noires, cravates et bérets. Surveiller et rythmer le réveil des enfants, du plus petit au plus grand, servir les petits déjeuners, beurrer les tartines du mari (café au lit), mettre de l’ordre dans la cuisine, faire la vaisselle et les lits, trier, étendre et ranger le linge, préparer la soupe du soir et le café. Et quoi d’autre encore ? Ah, oui ! Donner ses graines à Rosemond, l’ara qui trépigne dans sa cage ! Et expédier son monde. Enfin ! Mari en tête. Une journée tout aussi harassante et aussi ennuyeuse que les autres, en somme. Pas tout à fait pourtant. Il règne dès l’aurore une atmosphère étrange, une fébrilité inhabituelle qui circule d’un étage à l’autre de l’immeuble et d’un immeuble à l’autre aussi. « Nessun Romano mancherà allo storico evento », hurle la radio. Une journée historique commence ― la célébration de l'Axe Rome-Berlin ―, sans autre perspective pour Antonietta que d’en suivre le déroulement sur son poste.
Et pourtant tout bascule pour elle. Très vite. Il aura suffi de quelques secondes pour que quelque chose change dans la vie morose et inexistante d’Antonietta. Un hasard ? Le destin ? Qui se manifeste sous la forme de Rosemond, son messager. Rosemond, qui profite d’un moment d’inattention d’Antonietta pour s’échapper de sa cage. Et s’envoler. D’un immeuble à l’autre, d’un appartement à l’autre ! De la cuisine cage d’Antonietta au bureau-cachette de Gabriele. Grâce à l’ara ivre de liberté dans cette journée si particulière du 6 mai 1938, Antonietta fait la connaissance de Gabriele. Le voisin d’en face. Un homme bizarre, honni par l’ignoble concierge. Et pour cause. Gabriele est un homme louche, peu recommandable. Un antifasciste. Un journaliste licencié pour dissidence. Et qui plus est, un homosexuel. Qui reste chez lui, bouclé à écrire des textes subversifs. Le jour tant attendu, le jour où le Duce reçoit le Führer !
Gabriele, au bord du suicide, se terre au milieu de ses livres et de ses papiers. Il attend. Un coup de fil ? Un coup de sonnette ? Il attend. Oui. Mais pas Antonietta. Antonietta qui fait irruption dans sa solitude. Et le distrait, le surprend et l’émeut. Antonietta qu’il dérange par ses gamineries. Ah, la partie de patinette dans la cuisine déboussolée d’Antonietta ! Et Gabriele à quatre pattes en train de ramasser un à un les grains de café qu’il a malencontreusement renversés ! Antonietta qui se rebiffe, qui résiste, qui remet de l’ordre dans ses cheveux défaits, rajuste ses bas filés, rajoute du rouge sur ses lèvres, tapote ses joues décolorées par la fatigue ! Antonietta qui a dû être belle, si belle, et qui se néglige, usée par les grossesses, défigurée, blafarde. Antonietta, désarmante face à cet homme étrange et étrangement tendre ! Antonietta désarmée par les explications de cet intellectuel compliqué, par ses questionnements déroutants. Antonietta qui ne comprend pas et livre à cet intrus qui l’écoute et lui prête attention, les secrets de son admiration pour Mussolini. Album Photos et commentaires ! Pauvre Antonietta !
Gabriele qui grimpe quatre à quatre en se cachant, jusqu’aux terrasses de l’immeuble pour aider la ménagère à étendre sa lessive. Et s’engage dans une délirante partie de cache-cache sur l'air de Giovinezza. Antonietta qui s’empêtre dans ses draps et dans ses sentiments. Tombe dans les bras de Gabriele. Mais Antonietta n’a pas compris. Elle s’est trompée sur Gabriele. Ils se retrouvent et se séparent dans la tendresse. La journée touche à sa fin. Les héros de la famille sont de retour. La milice est là, elle aussi, qui vient chercher Gabriele. Envoyé « al confino » pour homosexualité. Antonietta, rêveuse, écoute distraitement le récit des exploits des uns et des autres. Tandis que l’époux repu de certitudes propose à sa femme de mettre en route le prochain rejeton. Mâle, bien sûr ! le futur Benito ! Antonietta découragée, prolonge sa soirée solitaire et entreprend en ânonnant la lecture du livre que Gabriele lui a laissé en souvenir. Les Trois Mousquetaires !
Véritable huis clos, Une journée particulière donne à voir de l’intérieur, comme derrière une loupe grossissante, le face à face de deux êtres humains que tout oppose. Mais au-delà de la rencontre bouleversante de Gabriele et d’Antonietta, c’est une peinture acerbe de l’Italie mussolinienne qu’Ettore Scola donne à lire.
Construit avec la rigueur dense de la tragédie classique ― unité de lieu, unité de temps, unité d’action ―, le film d’Ettore Scola est une impitoyable machine. Une force qui va et que rien n’arrête ! Reste l’espoir, infime, minuscule, la petite flamme que Gabriele, homosexuel et dissident, a allumée, ce jour-là, dans les yeux d’Antonietta. Un espoir amer, couleur sépia.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Ces deux personnages si dignes, chacun à leur façon. Un film magnifique qu'on n'oublie pas, à revoir, encore et encore.
Rédigé par : Pascale | 04 février 2008 à 11:42