« […] Il y a de ces traversées qui semblent être
choisies pour servir d’illustration à la vie et
qui pourraient bien faire office de symbole
de l’existence. »
Joseph Conrad (Jeunesse).
EN PARTANCE POUR AJACCIO
Dans la discrétion d’une journée d’hiver, un navire s’apprête à quitter le port de Marseille. Ciel et mer sont à l’unisson. Couleur d’absinthe. Parmi les passagers, un étranger, arrivé à l’âge où l’on sait bien ce que l’on perd à chaque heure qui passe. À sa démarche, on décèle un marin pour qui la terre ferme, après des années dans le balancement de la houle, semble ne jamais devoir être un terrain familier. Aujourd’hui, nul gros temps à l’horizon et la marche du vapeur se prévoit lente mais sûre. La traversée a toutes chances, pourtant, d’être inconfortable. Il est accompagné de Jessie et de l’infirmière dont elle a grand besoin. La cabine est minuscule et malodorante. Et point de champagne à bord. De bonnes raisons, s’il en fallait, pour rester sur le pont. Jusqu’à ce que le soleil se retire. Et même après. Sur le bateau, le remue-ménage alors cessera. Il fera encore gris. Assez clair pour voir le phare du Planier puis la côte filer. Telle une énigme à laquelle on réfléchit. Énigme d’une vie, énigme d’une rencontre. Quand « il reste ce fil ténu de lumière qui vous poursuit jusque dans votre sommeil et qui vous avertit qu’autrefois*… »
Visage recuit, rides aux coordonnées féroces, tout en lui est prématurément entamé par une ligne d’ombre. Sauf son regard, pur. Indéchiffrable comme la mer étale. On le devine pourtant étrangement capable de passions violentes et de tempêtes. Mais dans l’ingratitude présente des travaux et des jours, il ne cesse de craindre, non sans raisons, que la fatigue de son corps ne se communique à sa mémoire inquiète.
Sa vie, il l’a commencée comme il la finira : au milieu des livres. Si l’homme de la rue l’ignore, il a cependant perdu toute chance de mourir inconnu. Non seulement il a acquis, en Angleterre, le statut de grand écrivain, mais sa notoriété a gagné les États-Unis et la France. Il écrit donc toujours. Que faire d’autre désormais ? C’est une habitude. C’est son métier. « Il faut écrire, écrire, écrire, confie-t-il dans une de ses Lettres françaises. On se demande si cela vaut la peine ― car enfin, on n’est jamais satisfait et on n’a jamais fini. » D’un livre l’autre, c’est bien sur sa déception qu’il travaille. Sur cette insatisfaction sans cesse reconduite. Avec le désespoir en embuscade. Confusément conscient de côtoyer une vérité qui, depuis toujours, le hante. Il a mis en chantier ce qui deviendra Suspense [L’Attente]. Il s’y épuise. Sa chair est triste, sa vie s’est alourdie. Perdu, le paradis ?
Ainsi souffrant, s’apprêtant même à rédiger son testament, c’est le moment qu’il choisit pour venir en Corse. Une tentation constante. Une obsession selon Jessie. Sur ce pont du navire en partance pour Aiacciu, le rêve ancien devient soudainement proche. Instants battants où le désir est près d’être satisfait. Ultime résonance d’un destin, cette mer qui lui est si chère et qu’il va traverser pour la dernière fois, est-elle associée à quelque âpre et lointaine saison, aux prémisses d’une aberration, à quelque défaite connue de lui seul, à quelque lancinante absence ? « Peut-être était-ce une impulsion de loyauté inconsciente, ou l’accomplissement d’une de ces nécessités ironiques qui se dissimulent dans les faits de l’existence. Je ne sais. Je ne puis dire, mais j’y allais », avait-il écrit à un tout autre moment. Si un lieu, c’est aussi une lumière, va-t-il alors chercher en Corse ― cet ouvrage du soleil qui semble une colossale incarnation du silence ― un signe, un rien, une poignée de main, un bruit de fraternité ? Une ferveur de l’air, pour enfin s’éveiller accordé à l’horizon ? Et s’il avait besoin d’un lendemain ruisselant de bleu…
À soixante-trois ans, Joseph Conrad a plus de souvenirs que s’il avait mille ans. Nous sommes le 3 février 1921. Dans les mots de la Méditerranée.
Maddalena Rodriguez-Antoniotti, « Un 3 février 1921 », Bleu Conrad, Le Destin méditerranéen de Joseph Conrad, Albiana, 2007, pp. 17-18.
* Jean Grenier, Les Îles, Éditions Gallimard, Collection L’Imaginaire, Paris, 2003, page 92.
Ph. D.R. Claudine Lesage
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