21 janvier 1934. J’avais peur, je l’avoue, que ce ne fût pas assez beau. Des souvenirs bayreuthiens, auxquels je n’avais nul droit de confronter mon appréhension récente, opprimaient ma mémoire par trop de gravité, trop de musique, peut-être trop d’amour. Quand on me dit « Tristan », j’entends « Wagner » ― question d’âge. Ce que nous donne l’Odéon vient, Dieu merci, de plus loin que Wagner, de plus loin que le livre, admirable, de Joseph Bédier. La majesté de l’amour, qui plane sur leurs têtes, n’a cessé depuis des siècles de protéger Tristan et Iseut la Blonde, amants faillibles, chargés de péchés. Elle les a sauvés de l’oubli, elle nous a désarmés. Otez à ces amants le philtre que le hasard leur verse, ils sont quand même destinés l’un à l’autre. Sur la nef qui amène au roi Marc la belle Iseut sa fiancée, confiée à la garde de Tristan, c’est l’amour, non le philtre, qui fait son œuvre. Rendue au roi, Iseut sort du palais la nuit, rejoint Tristan. Mensonges, duplicités, faux serments… Plus ils trahissent, plus ils s’approchent de nos cœurs et plus nous nous éprenons d’un si grand amour. Les auteurs ont beau nous transmettre un roi Marc humain et tendre, longtemps rebelle aux suggestions de son fielleux bouffon, nous n’en tenons que pour les amants, c’est pour eux que nous tremblons quand l’œuvre de Bédier et Artus nous montre Iseut promise au bûcher, livrée aux lépreux. Mais Tristan l’enlève, aidé d’un écuyer fidèle, et gagne avec elle la forêt où ils vivent la vie sauvage des amants réprouvés. Le roi Marc, parfois, traque le sanglier. Par une nuit de lune, ses pas rencontrent Tristan et Iseut, endormis aux bras l’un de l’autre… Je ne défleurirai pas, en tentant de le raconter, le tableau de la clémence du roi Marc. Dans le religieux silence de la salle, le roi trahi lamente sa douleur d’homme, et désarme devant le sommeil, l’amour, la beauté sans défense. Le retour de la belle Iseut au roi, la fuite de Tristan, son mariage au loin avec une autre Iseut-aux-blanches-mains, sa mort qui devance, d’un moment à peine, celle d’Iseut accourue à toutes voiles, autant d’épisodes qui nous sont presque aussi familiers que ceux d’une imagerie populaire. Mais admirons combien il est plus aisé ― à condition de s’appeler Bédier et Artus ― de rajeunir la légende de Tristan et d’Iseut que d’animer pour la scène, efficacement, des héros réels, Jeanne d’Arc, par exemple. Quand la fable est belle, quand l’amour la porte, elle ressuscite plus chaude qu’une vérité historique. La troupe de l’Odéon se voue, avec une piété souvent récompensée, aux dix tableaux de l’œuvre, qui est jouée sur un excellent diapason modéré. Mme Annie Decaux, parfaitement belle, enveloppée de cheveux blonds ― Dieu que c’est joli, les cheveux longs ! ― est émouvante et tendre, et Tristan-Clairval (qui ressemble un peu à Polaire) progresse à chaque création. Squinquel, tortueux; Wasley, fervent écuyer; Seigner, loyal roi Marc, et quinze autres artistes méritent et obtiennent des applaudissements. Colette, La Jumelle Noire *, in Romans – Récits – Souvenirs (1941-1949) – Critique dramatique (1934-1938), Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, III, 1989, pp. 1062-1063.
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