L’ATELIER D’ALBERTO GIACOMETTI
Image, G.AdC
Trois heures pleines de déambulations dans l’atelier d’Alberto Giacometti, trois heures pleines à marcher à la rencontre des figures de plâtre et de bronze qui se déplacent d’une salle à l’autre, immobiles et silencieuses. Solitaires, pour l’éternité.
Qu’allais-je trouver dans le labyrinthe de l’Atelier d’Alberto Giacometti ? Des outils, bien sûr, brosses, burins, palettes, pinceaux, tiges de fer, fioles et flacons ! Mais quoi d’autre encore ? Des escabeaux et des planches, des socles et des piédestaux. Un poêle en fonte avec son tuyau, un chat famélique d’une étrange horizontalité, longiligne et émacié, double de son maître. Et des pans de murs. Pans de murs graffités, peints-re-peints, « griffurés » de silhouettes improbables, de visages sortis de l’ombre du temps, pans de murs arrachés à l’atelier de l’artiste, l’atelier d’une vie, triste et gris de poussière et de plâtre, que Giacometti n’a quitté que pour aller mourir. Et partout, tout autour des salles où sont exposés carnets et lettres, photos en noir et blanc sur fond gris, le beau visage d’Alberto Giacometti, coupé au couteau et raviné ― à l’image des paysages des Grisons où s’est déroulée l’enfance de l’artiste. Visage buriné de rides profondes pareil à ceux qu’il s’acharnera à sculpter ― infatigablement ― tout au long de sa vie.
Pourtant, quelques portraits réalisés par le père de l’artiste ne laissent pas vraiment présumer ce que l’enfant Alberto Giacometti deviendra très vite. Tête allongée, certes, mais beau visage fin que surmonte une abondante chevelure crêpelée, air sage et énigmatique. Avec ce regard, malgré tout, déjà empreint d’une indicible mélancolie. Profonde, secrète, indélébile, la blessure est à l’œuvre, blessure des origines et blessure universelle, qui ronge l’adolescent. Qui déjà sculpte lui aussi, très jeune, ses premières têtes. Très vite, les rondeurs premières s’aplanissent, les formes s’amenuisent pour céder la place à des têtes plates. Celles de la mère et du père, celle de Dotilla, la sœur, et celle de Diego, le frère, tant et tant de fois sculptée par la suite. Etranges têtes plates, laminées à l’arrière de tout relief. La réalité, selon Alberto Giacometti, se dépossède progressivement de tout superflu, de tout faux-semblant, de tout l’inutile dont l’être humain tente de se parer. Progressivement, les objets et les êtres se desquament, squelettes en marche ou momies, surgis d’on ne sait quel vide passé pour hanter un vide futur.
Qu’ont-ils à nous confier, ces géants silencieux qui traversent l’espace à notre rencontre ? Et nous toisent, nous les vivants en marche vers la mort, de leurs regards emplis d’amertume et de chagrin ! Un chagrin d’au-delà du temps qui nous renvoie à notre propre tragédie. À toute tragédie humaine. Tout ce que nous nous efforçons de masquer, Alberto Giacometti nous le donne à voir, sans complaisance et sans effort ; parce que pour l’artiste qu’est Alberto Giacometti, aller toujours vers davantage d’amenuisement et de minceur, vers davantage de dénuement est la seule attitude vivable.
Et nous continuons d’avancer, subjugués, vers ces corps incarcérés dans leurs cages ou plombés dans la glaise, corps penchés en avant, entravés par leur socle et qui, paradoxalement, nous prennent de vitesse, nous dépassent et nous laissent à notre interrogative perplexité. Corps immenses, têtes minuscules et jambe unique enfermée dans son pied-bot démesuré, bras filiformes transpercés de leurs tiges de fer et mains désespérées. Tendus vers quel appel ? Vers quel espoir ?
Tout entier tendu dans le dialogue avec le visage qu’il sculpte, absorbé dans le tête-à-tête complice avec le buste ou la figurine qu’il modèle sous l’archet de ses doigts, Alberto Giacometti creuse la matière, creuse encore et s’enfonce, toujours plus avant et plus loin à la recherche de l’être profond et décharné qui gît derrière les apparences. Surgissent tour à tour son frère Diego, en Aménophis; Annette Arm, son épouse, en « déesse crétoise » et tutélaire ; le professeur japonais Yanaihara, insaisissable et rebelle; Simone de Beauvoir, petite tête enturbannée, fidèle à elle-même ; Jean Genet, son ami, minuscule bille ronde, qui sort de l’atelier avec sa toile, gêné « d’être à la fois et autant dans la toile qu’en face d’elle » ; et Alberto Giacometti, en chien efflanqué flairant le pavé solitaire. Mais n’ai-je pas rêvé le chien ?
Soudain, perdue parmi les géants qui s’élancent dans l’espace, perdue sur l’immense feuille blanche d’où elle semble vouloir s’échapper, une silhouette lilliputienne fait irruption dans sa cage de verre, aussi solitaire et décalée que les sœurs gullivériennes qui l’encerclent. Inattendue, bouleversante. Minuscule silhouette dorée. Acmé.
« La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », écrit André Breton dans Nadja. Chez Alberto Giacometti, la beauté « est ». Entre terreur et fascination. Vertige.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Photo de couverture
du catalogue d'exposition
Nu debout sur socle cubique, 1953
Coll. Fondation Alberto et Annette Giacometti,
Paris
© Adagp, Paris, 2007
Jean Genet avait écrit : "Leur beauté - des sculptures de Giacometti - me parait tenir dans cet incessant ininterrompu va-et-vient de la distance la plus extrême à la plus proche familiarité : ce va-et-vient n'en finit pas et c'est de cette façon qu'on peut dire qu'elles sont en mouvement."
Il semblerait à te lire Angèle que le mouvement soit toujours là.
Rédigé par : Edith | 06 décembre 2007 à 10:02
Oh cet article me comble...
j'ai souvenir à Madrid d'une expo sensationnelle il y a bien 20 ans de cela, qui mettait en abyme Giacometti et Botero. Elle commençait à la plaza Mayor, de part et d'autre de la Gran Via, était exposée des statues de chacun d'eux, la taille allait décroissant au fur et à mesure que nous approchions du lieu de l'expo, el palacio del infant (je crois, c'est loin tout ça) et entrant elle continuait de décroître jusqu'à ces miniatures extraordinaires que tu écris si bien. Mille mercis d'avoir fait revivre ce souvenir lointain.
Rédigé par : Viviane | 06 décembre 2007 à 11:11
"Qu’ont-ils à nous confier, ces géants silencieux qui traversent l’espace à notre rencontre ?" Vous avez commencé à répondre.
Rédigé par : sancho | 06 décembre 2007 à 15:23
Très beau livre que le livre de Genet sur Giacometti, publié aussi en Italie avec d'autres textes.
a.
Rédigé par : alfred | 06 décembre 2007 à 22:50
Oui, je suis bien d'accord avec vous, L'Atelier d'Alberto Giacometti de Jean Genet est un très beau texte, très émouvant. Je ne me lasse pas de le lire et relire.
Par exemple, ce passage:
"Afin de mieux apprivoiser l'oeuvre d'art,j'utilise d'habitude un truc : je me mets, un peu artificiellement, en état de naïveté, je parle d'elle - et je lui parle aussi, sur le ton le plus quotidien, je bêtifie même un peu. D'abord je m'approche. Je vous parle des oeuvres les plus nobles, - et je m'efforce de me faire plus naïf et plus maladroit que je ne le suis. J'essaie ainsi de me défaire de ma timidité.
"Ce que c'est rigolo...c'est rouge...c'est du rouge...et ça du bleu... et la peinture on dirait de la boue..."
L'oeuvre perd un peu de sa solennité. Par le moyen d'une familière reconnaissance je m'approche doucement de son secret... Avec l'oeuvre de Giacometti rien à faire. Elle est déjà trop loin. Impossible de feindre une gentille connerie. Sévère elle m'ordonne de rejoindre ce point solitaire d'où elle doit être perçue."
Jean Genet, L'Atelier d'Alberto Giacometti, Editions Gallimard, 2007, s.f.
Rédigé par : Angèle Paoli | 06 décembre 2007 à 23:31
En passant… Giacometti par Juliet (Pour mémoire).
Rédigé par : Mth P | 09 décembre 2007 à 17:00
Oui, Mth, merci. Il y a aussi, Giacometti La rue d'un seul, de Tahar Ben Jelloun. Très beau.
Je ne résiste pas au désir de mettre ici un extrait de cet ouvrage, que j'aime beaucoup.
« Il existe dans la médina de Fès une rue si étroite qu'on l'appelle "la rue d'un seul". Elle est la ligne d'entrée du labyrinthe, longue et sombre. Les murs des maisons ont l'air de se toucher vers le haut.On peut passer d'une terrasse à l'autre sans effort [...]
En observant les statues de Giacometti, j'ai su qu'elles ont été faites, minces et longues, pour traverser cette rue et même pour s'y croiser sans peine. Il me semble même les avoir rencontrées, alors, enfant [...]
Cette rue qui me faisait peur cessait d'être une anomalie, donnant de l'espace aux statues en perpétuel mouvement. Le mieux, c'était de les observer d'en haut, de la terrasse. Je voyais des têtes , si petites - têtes d'épingle - déambuler sur des jambes si fines et je m'amusais, sans comprendre comment le bronze pouvait transporter de la vie, la vie dans le regard, la vie dans une simplicité riche, c'est-à-dire complexe.
Où allaient-elles? Qui les entraînait dans cette médina vieille et fatiguée? Qui les mettait sur le chemin du labyrinthe secoué par des fréquentes crises d'asthme?
Giacometti n'y était pour rien. Je ne sais même pas si ce natif du petit village suisse de Stampa s'était un jour aventuré à Fès... »
Tahar Ben Jelloun,Giacometti La rue d'un seul, Gallimard, 2006, pp.9-10.
Rédigé par : Angèle Paoli | 11 décembre 2007 à 18:21
Si proches bien qu’à distance
Les êtres qu’il façonnait
Avaient beau n’habiter aucun lieu,
Ils étaient les habitants inexpugnables
De leur fixité sans racines.
Michel Leiris, Pierres pour un Alberto Giacometti,L’ECHOPPE, 1991, p.45.
Amicizia
Guidu___
Rédigé par : Guidu | 02 janvier 2008 à 12:06
Le fantôme de ce que nous fûmes
Le fantôme de ce que nous fûmes
marche droit dans mes rêves
tel un Giacometti
sec
noble
inaltérable
il marche voluptueux
volutes de nous deux
héraldique
il se poste
au seuil de ce musée
ce mausolée de nos amours
Sur le Pont Mirabeau
Muriel Bo
ou en bord de Garonne...alone
au loin
la Catalogne...Cat alone
Mi-cendre, mi-phénix
sésame désenchanté
Ses jambes et ses bras
s'étirent comme un chat
Ses orbites crevées ou creusées
et pourtant il nous fixe
amants immobiles
imperméables aux mues
éperdus dépassionnés en apparence
Son coeur bat la chamade
danse macabre et calendaire
Métronome innommable
Et soudain
par la chemise blanche entrebâillée
Elle entrevoit une vigne,
un ciel, une myriade de possibilités
un talisman à son cou longiligne
une cascade de caresses momifiées
Pompéi mon Amour
que reste-t-il de nous ?
Rédigé par : bompart muriel | 17 août 2010 à 16:21