Ajaccio, mercredi 21 juillet 1909
Nous arrivons devant une bâtisse, d’apparence sobre et rustique, pareille à celles du quartier. C’est donc là qu’est né l’Empereur des Français, dans cette maison du XVIIe siècle, achetée en 1682 par la famille de Charles Bonaparte. C’est là a casa Buonaparte. La demeure impériale s’ouvre sur une placette ombragée de palmiers magnifiques et d’orangers, le seul luxe du carrughju. Caroline me demande si ces arbres existaient déjà du temps où le jeune Napoléon jouait dans ces ruelles avec les enfants de son âge. Je dois avouer que je n’en sais rien. D’ailleurs, je me rends compte que je ne sais pas grand-chose sur ce grand personnage de l’histoire, pas même sur son enfance. Je lui voue pourtant une admiration secrète que je dois sans doute à la lecture de Tolstoï mais plus encore de Stendhal.
Nous regagnons la piazza di l’Olmu qui s’ouvre sur le port. Nous rejoignons ensuite la vaste place du Diamant, très animée en cette fin d’après-midi. Des enfants jouent au cerceau, courent en tous sens et s’égaillent soudain comme des moineaux éparpillés à l’autre extrémité de la place. Des tréteaux ont été installés entre la statue équestre de Napoléon et le kiosque à musique. Sans doute y a-t-il bal ce soir.
Caroline est intriguée : pourquoi l’Empereur des Français s’est-il fait représenter en empereur romain ? Je tente de lui fournir une explication mais déjà son esprit est ailleurs, et elle court vers le kiosque à musique, bien plus attrayant. Des jeunes gens, installés à califourchon sur les balustrades du kiosque, discutent tout en tirant de longues bouffées sur leurs cigarettes. Un peu plus loin, des baraques en bois ont été installées provisoirement. On y vend des sucreries. J’achète quelques bonbons colorés que nous suçotons tout en continuant de flâner sur cette immense esplanade avant de nous perdre à nouveau dans les venelles, à l’arrière de la citadelle.
Nous nous dirigeons vers La Sarrasine en passant par les petites rues. Les draps qui pendent aux balcons ne suffisent pas à camoufler la lèpre des murs. Mais nul ici ne semble gêné par la crasse ni par la vétusté de ces immeubles. Le soleil camoufle la misère et la vie se poursuit dans l’agitation et la bonne humeur.
Un gros navire, qui va sans doute repartir ce soir pour le continent, est à quai. Au moment de monter à bord de La Sarrasine, nous croisons Bérénice et Louis qui s’apprêtent, eux, à monter en calèche pour se rendre à la réception du Grand Hôtel et Continental. Ils sont superbes tous les deux dans leur tenue de soirée. Bérénice a revêtu un fourreau de soie noir et jeté sur ses épaules dénudées un châle de dentelle de Burano. Elle a relevé ses cheveux en un chignon opulent qu’elle a orné d’un diadème surmonté d’une aigrette. Louis s’efface devant Bérénice et l’aide à monter dans le coupé capitonné de cuir grenat. Nous leur souhaitons une bonne soirée.
À bord, Émilienne nous demande si nous avons croisé Muriel et Valentine. Caroline leur répond que non. Nous ne les attendrons pas pour dîner. Pour Caroline et moi, la soirée se déroule paresseusement. Allongées dans des hamacs, nous respirons les parfums de la nuit, l’oreille à l’affût des rumeurs de la ville.
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