Baie d’Ajaccio, mercredi 21 juillet 1909
Louis a mis à la voile ce matin tôt. La Sarrasine a repris sa route tranquille. Le voilier file droit sur les Sanguinaires. Les montagnes se sont brusquement adoucies. Le paysage a changé. La Punta di a Parata est en vue, et le chapelet d’îles tourmentées qui porte le nom de Sanguinaires. Le phare qui se dresse sur l’une d’elles grandit de plus en plus. Surgit alors une tour qui domine un autre îlot. Il me revient en mémoire un conte que j’ai lu récemment, un conte d'Alphonse Daudet, je crois, dont l’histoire, justement, se déroule aux Sanguinaires. Une histoire inquiétante et sombre, avec un mort dont le gardien ne savait que faire, et des tempêtes aussi bien sûr. Fort heureusement, la Baie d’Ajaccio, lumineuse et ample, efface jusqu’au souvenir de ce drame. Elle s’ouvre devant nous et la ville déjà dessine ses arrondis, emplit l’espace de ses volumes. Cottages, villas et jardins alternent avec les tombeaux, disséminés ci et là par le maquis. La ville impériale est là, elle aussi, défiant le temps qui passe, rassurante, élégante et racée.
La Sarrasine glisse le long de la baie. Une vaste esplanade agrémentée de palmiers surplombe la mer. Puis viennent les murailles ocre de la citadelle solidement ancrée sur leur presqu’île. Précédée d’un vol criard de mouettes, La Sarrasine s’avance vers la jetée des Capucins et se faufile entre les voiliers pour trouver sa place. Muriel et Valentine, à qui je viens d'apprendre que le roi Edouard VII en personne avait amarré sur ces mêmes quais l'année dernière, frémissent d’impatience. Elles attendent que Zénon ait lancé la passerelle pour s’éclipser, et, pareilles à deux hirondelles pressées d’aller humer le printemps, elles disparaissent, happées par la foule bigarrée qui se presse le long des quais.
Louis et Bérénice sortent ce soir. Ils sont invités à une réception donnée au Grand Hôtel et Continental. Noémie a sorti de sa housse la robe de soirée de Madame et préparé la queue de pie et le haut-de-forme de Monsieur. La cabine est encombrée de cartons à chapeaux et de gants, de voilettes et d’éventails. Bérénice hésite entre deux parures. Une rivière de petits diamants et un rubis monté sur broche. Elle ne s’est pas encore décidée. Elle choisira au dernier moment, comme à son habitude. Louis la laisse à ses préparatifs et s’enferme dans son cabinet de travail pour consulter ses cartes et tracer ses itinéraires. Je crois qu’il a dans l’idée de monter jusqu’à Vizzavona. Il doit programmer une excursion en montagne. Caroline et moi profitons de l’agitation fiévreuse qui règne à bord pour nous éclipser à notre tour.
Je ne connais pas Ajaccio et je brûle de voir à quoi ressemble cette ville célèbre entre toutes. Louis nous a donné son accord pour aller nous promener sur le cours Grandval et dans les rues adjacentes mais nous a recommandé de rentrer à bord à une heure décente. J’ai la charge de Caroline et ordre de ne pas me laisser entraîner dans la spirale de ses caprices. Nous avons le temps d’aller flâner dans les rues. Il règne un peu partout une animation de ruche très plaisante. Nous nous arrêtons devant les scioppi dont certaines sont d’une élégance très anglaise. Il doit y avoir beaucoup de femmes coquettes à Ajaccio, si j’en crois les toilettes exposées dans les vitrines et les élégantes qui badent devant elles.
Nous nous contentons d’entrer dans une boutique pour acheter des cartes postales. Nous nous installons sur un banc de la place des Palmiers. Chacune, penchée sur ses cartes, s’adonne à ses écritures. Les terrasses des cafés regorgent de monde. Il y a là les vieux habitués qui se retrouvent tous les après-midi à heures fixes pour reprendre la discussion abandonnée la veille. Caroline veut voir la maison natale de l’Empereur. Une vieille corse tout édentée nous indique le chemin.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 25
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