Eugen Spiro (1874-1972) Tänzerin Baladine Klossowska (Merline), 1901 Huile sur toile, 181,5 x 121 cm Berlinische Galerie Landesmuseum für Moderne Kunst. Source
Dimanche vers 3hrs de l’après-midi
Hier j’avais cette immense joie de recevoir ta lettre, la longue. Je ne croyais plus et j’embrasse vos mains douces, toute reconnaissante. C’est l’heure où je me couchais contre votre épaule et où nous commencions à nous parler doucement. Permettez que je sois ainsi, en ce moment, René. Je n’avais pas l’intention de vous écrire ― j’ai pensé faire dès à présent le grand silence entre nous, interrompu par quelques Liebesbeweise ab und zu ― Mais voilà que vous finissez la petite lettre avec un point interrogatoire !!! Ce n’est pas ma faute si vous êtes obligé de lire. Que vous avez raison, mon ami, de me voir en jet d’eau. Nulle image ne peut vous rendre plus ma vie que cette fontaine ! Oh poète, grand poète ! Ce que vous me faites entrevoir (presque contre cœur) je l’ai tant compris, comme jamais femme peut comprendre. Voyez-vous, René, je suis presque sans parole, tant je suis émue, c’est déjà la métamorphose, qui n’est que geste ― tant je vous contemple de loin, étant pourtant tout près de vous. Tout à l’heure ma bouche débordait de paroles, mais devant ce papier, c’est Dieu même qui me coupe la parole ― pour vous laisser, laisser en paix. C’est lui qui vous mène dès à présent, je n’ai qu’à m’incliner. De ma vie à moi je ne peux pas raconter beaucoup. Une fatigue sans fin me berce, de sorte que très souvent je ne peux pas faire le moindre mouvement. L’autre jour ayant dormi de 1½-5 hrs de l’après-midi, j’avais le sentiment très sûr d’avoir été un ange. Mes pieds étaient encore si allongés et raides ― comme s’ils avaient fait un grand vol. Les enfants ont beaucoup ri de moi, quand je leur racontai mon excursion. Une autre fois je me tairai, pourquoi ont-ils ri ? Lundi matin. Chéri, Ihren Brief de 11 pages, je l’ai lue comme on lit : une profession de foi. Je l’ai lue debout et à genoux, je l’ai lue assise et couchée. Je ne vous ai pas questionné par curiosité sur votre vie, sur votre travail, croyez-moi. Je suis heureuse que vous le soyez. Et j’implore votre génie de venir me secouer de toutes ses forces ; je sais que vous ferez des choses comme jamais vous n’en avez faites. Jamais, je le sens, vous n’avez eu tant Dieu en vous, vous « homme », qu’à présent ! Je vous aime, René, et si Dieu me demandait le sacrifice de renoncer à vous, je pourrais le faire, c’est beaucoup beaucoup plus, René, que l’amour d’ici ― je ne sais pas de quoi je serais capable maintenant ――― Souvent je fais des rêves dans mes rêves et je me vois avec toi ― loin loin en grand voyage. Oh René, René, que tu sois béni ! de me voir toujours devant toi-même en t’éloignant de moi : en fontaine, en arbre, en fleur dans ton étoile qui brille au-dessus de toi ― pour toi ― J’ai embrassé Baltus et je lui disais : « ça vient de loin » ― Tu m’ouvres ta lettre cachetée toujours toujours ouverte pour toi, je vole vers toi, feuille blanche, et je tombe dans tes mains adorées.
Merline
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RAINER MARIA RILKE Source ■ Rainer Maria Rilke sur Terres de femmes ▼ → Chemins de la vie → Je voudrais tendre des tissus de pourpre → « Respirer, invisible poème ! » → 4 décembre 1875 | Naissance de Rainer Maria Rilke → 15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé → 12 août 1904 | Lettre à un jeune poète (extrait) → 13 mars 1908 | Lettre de Rilke à Mimi Romanelli → 26 décembre 1908 | Rainer-Maria Rilke, Lettre à un jeune poète → 20 février 1921 | Lettre de Rilke à Merline → 30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke ■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) 5 février 1937 | Mort de Lou Andreas-Salomé → (sur artnet) un portrait de Baladine Klossowska par Erich Klossowski |
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La lettre de Baladine, dans sa langue exquisément tâtonnante et sûre, serait-elle inférieure au petit poème un peu simple de Rainer-Maria ? La différence des deux pièces ne proviendrait-elle pas, au contraire, non d'une position différente sur l'échelle des réussites, mais de ce que l'une (la lettre) dit l'âme avec une souplesse magistrale, tandis que l'autre (le poème) serait brièvement passée par le puissant creuset philosophique de l'auteur des Elégies de Duino ? - Quoi qu'il en soit, je préfère, pour ma part, la lettre au poème.
J.-M.
Rédigé par : Jean-Marie | 23 novembre 2007 à 13:27