Il y a quarante-quatre ans, le
16 novembre 1967, le roman de Michel Tournier,
Vendredi ou les limbes du Pacifique, recevait le Grand Prix de l’Académie française.
Aquatinte numérique originale, G.AdC
UNE REVISITATION DU MYTHE
Par ce premier récit, Michel Tournier illustre la thèse selon laquelle « le passage de la métaphysique au roman lui est fourni par le mythe. Qu’est-ce qu’un mythe ? [...] Le mythe est une histoire fondamentale […] Un mythe est une histoire que tout le monde connaît déjà. »
Ainsi, de Robinson Crusoé, dont l’histoire sommeille au fin fond de nos mémoires, depuis que le romancier anglais Daniel Defoe en a fait le récit en 1719. Récit auquel Michel Tournier emprunte quelques données essentielles connues de tous : circonstances du naufrage, recueil sur l’épave de tout ce qui est récupérable, exploration de l’île, organisation et répartition des tâches, domestication des animaux et culture de la terre, écriture quotidienne du Log-book (ancêtre du blog), lecture de la Bible. À quoi il faut ajouter une forme traditionnelle susceptible de ne pas dérouter le lecteur. Pour mieux l’attirer en cours de route vers une matière renouvelée du mythe, que Tournier revisite et enrichit considérablement. Cet enrichissement passe par la subversion des figures, dont Vendredi se fait le médiateur. D’esclave de Robinson, Vendredi évolue en homme libre grandi par la possession d’autres savoirs. Savoirs innés, fondateurs et cosmiques qui mettent son tempérament rebelle en parfait accord avec la nature d’où il est issu. Sur l’île de Speranza, où Robinson et Vendredi apprennent à vivre ensemble, Vendredi incarne la figure tellurique du poète dont il possède, seul, le génie créateur… profondément subversif.
Michel Tournier a tiré de ce très beau roman une version pour enfant : Vendredi ou la vie sauvage (1971).
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Aquatinte numérique originale, G.AdC
EXTRAIT
« Vendredi était retourné à ses siestes et Robinson à ses exercices solaires, depuis de longues semaines, quand Andoar donna enfin toute sa mesure. Une nuit, Vendredi vint tirer par les pieds Robinson qui avait finalement élu domicile dans les branches de l’araucaria où il avait aménagé un abri à l’aide d’auvents d’écorce. Une tourmente s’était levée, apportant dans son souffle un orage de chaleur qui chargeait l’air d’électricité sans promettre la pluie. Lancée comme un disque, la pleine lune traversait des lambeaux de nuages blêmes. Vendredi entraîna Robinson vers la silhouette squelettique du cyprès mort. Bien avant d’arriver en vue de l’arbre, Robinson crut entendre un concert céleste où se mêlaient des flûtes et des violons. Ce n’était pas une mélodie dont les notes successives entraînent le cœur dans leur ronde et lui impriment l’élan qui est en elle. C’était une note unique ― mais riche d’harmoniques infinis ― qui refermait sur l’âme une emprise définitive, un accord formé de composantes innombrables dont la puissance soutenue avait quelque chose de fatal et d’implacable qui fascinait. Le vent redoublait de violence quand les deux compagnons parvinrent à proximité de l’arbre chantant. Ancré court à la plus haute branche, le cerf-volant vibrait comme une peau de tambour, tantôt fixé dans une trépidante immobilité, tantôt fixé dans de furieuses embardées. Andoar volant hantait Andoar chantant, et il paraissait à la fois veiller sur lui et le menacer. Sous la lumière changeante de la lune, les deux ailes de vautour s’ouvraient et se refermaient spasmodiquement de part et d’autre du massacre et lui prêtaient une vie fantastique, accordée à la tempête. Et il y avait surtout ce brame puissant et mélodieux, musique véritablement élémentaire, inhumaine, qui était à la fois la voix ténébreuse de la terre, l’harmonie des sphères célestes et la plainte rauque du grand bouc sacrifié. Serrés l’un contre l’autre à l’abri d’une roche en surplomb, Robinson et Vendredi perdirent bientôt conscience d’eux-mêmes dans la grandeur du mystère où communiaient les éléments bruts. La terre, l’arbre et le vent célébraient à l’unisson l’apothéose nocturne d’Andoar. »
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, Collection Folio, 1972, pp. 208-209.
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